«Écrire, c'est affronter un visage inconnu.» (Edmond Jabès)
La station Préfontaine, ma préférée de toutes les satanées stations de métro du monde entier, rien de moins mesdames et messieurs, m'avale tout rond (gloups). Elle n'est ni la plus sexy (oh là là) ni la plus bondée... En fait, elle est plutôt vide, outre aux heures de pointe (de pizza - Ok, j'ai une fringale.), mais ses hauts plafonds donnent une divine impression d'immensité qui fait un bien fou braque dans une ville où tout semble écrasant à souhait. Ça lui donne du punch, du «vavavoom», du «oumph». Bon, la station sent tout de même le renfermé telle une vieille malle poussiéreuse que l'on vient de défricher du grenier, j'avoue. Ça embaume l'ermite à plein nez, tellement que ça me fait éternuer, mais ça fait du bien d'expulser, parfois. Après avoir affronté l'armée d'écureuils géants peuplant le parc d'à côté (Parenthèse: Je n'ai jamais vu de rongeurs aussi dodus de toute ma vie. On dirait une horde de chiens me scrutant malicieusement en bavant dans l'espoir de me voler mon sandwich... «kossé ça» [1] Montréal?) en bravant les intempéries (lire: Le «clisse» de vent), je m'y engouffre tout de même avec joie et j'attends toujours sur la même foutue banquette que passe mon train, direction Angrignon, là, assise juste sous les lettres un peu maganées P-R-É-F-O-N-T-A-I-N-E et j'observe qui se pointe sur le quai en direction inverse, le regard curieux et l'esprit vagabond. Chaque individu du secteur pourrait m'inspirer une histoire entière tellement le sous-terrain montréalais regorge de savoureux inconnus aux airs de personnages de romans. L'inconnu a en fait un visage différent à chaque seconde ici et il me saoule tel une bouteille de rhum épicé que je déguste au goulot.
Je ne suis pas une vraie citadine, même si mon air indifférent et mon regard fuyant peut s'avérer fichtrement trompeur, donnant l'impression que j'ai toujours vécu en métropole sans sortir de mon îlot terrible. Je suis encore impressionnée, j'avoue, par la dose massive d'individualité et d'individualisme qu'on retrouve dans les grandes villes. C'est que dans mon coin, on vit d'air pur, d'eau fraîche et de voisinage sympa. Cela étant dit, le besoin de se démarquer du lot avec son look est plus important dans les grandes villes, sans quoi on se noie dans la masse sans attirer le regard de quiconque. Ceci n'existe pas vraiment en région, où nous avons tout l'espace que l'on souhaite pour déployer nos ailes de papillon bigarrées et autoriser qu'on y laisse errer les regards d'autrui jusqu'à épuisement. En région, tout le monde regarde tout le monde. Tu as une nouvelle coiffure au carré? On te complimentera. Tu as de nouvelles lunettes? On te demandera où tu as bien pu les dégoter. Tu as une nouvelle paire de seins? Ça va chuchoter à ton passage (en mal, bien sûr! Ben non, j'exagère... un peu...) C'est le lot des petites places, mais au moins, on est regardé ici.
En ville, même si tu veux ouvrir tes ailes bien grand, tu ne peux même pas tendre les bras sans accrocher le voisin. On est condamné à garder les bras le long du corps, sans quoi on pénètre la bu-bulle de quelqu'un... qui n'appréciera probablement pas cette proximité envahissante. On se résigne donc à enfiler un blouson bouffant jaune poussin à motifs de petits chats pour rehausser la petite robe noire qui serait ma foi plutôt banale sans lui, ça et une paire de «fuck me boots» à lacet au genou pour faire tout sauf chic and swell, mais qui permettent de nous démarquer des centaines de bottines ennuyantes à crever que chaussent «monsieur et madame Tout-le-Monde». C'est ainsi. En ville, on doit travailler mille et une fois plus fort pour réussir à exister. Il y a tant de gens empilés les uns sur les autres que l'apparence prend un tout autre sens: C'est notre laissez-passer vers la possibilité de se matérialiser aux yeux de quelqu'un, ne serait-ce qu'à ceux d'un no name dans le métro. Comme vous ou moi.
Quand mon train se pointe, j'y saute sans me faire prier et je me déniche un coin bien placé pour zyeuter les autres passagers en douce. J'adore observer scrupuleusement les inconnus dans le métro. Souvent, la planète entière tient dans un seul wagon (on est serré, mais qu'importe!). On y trouve cette jeune fille un peu funky avec ses cheveux gris lavande impeccables (j'ai de la misère à faire tenir ma queue de cheval à chaque matin, donc je suis toujours impressionnée de voir quelqu'un qui a une chevelure aussi clean que la perruque de Uma Thurman dans Fiction Pulpeuse, surtout si le cheveu est pastel en plus!). La fille porte un perfecto inspiré des années quatre-vingt, un sac style écolière, un legging un peu usé qui souligne ses fines gambettes et des bottillons bruns en daim avec les lacets slacks. On dénote de grands yeux verts cachés sous ses extensions de cils, infiniment longues. Elle qui pourrait bien être une starlette ou une putain, peut-être est-elle en fait une étudiante, une fille d'Harajuku [2] ou une simple excentrique en mal d'unicité?
Juste à côté d'elle s'assied un homme à la peau chocolat au lait avec une barbe de deux jours, début trentaine, pantalons proprets et chemise fit cut mettant en valeur ses (j'imagine charmants) pectoraux, le tout sous un long manteau gris en laine qu'il garde ouvert. Aux pieds, il arbore des godasses sport un brin clinquantes mais hyper classe et des écouteurs noirs dernier cri sur les oreilles. Il pitonne à la vitesse de l'éclair sur un mobile en levant les yeux de temps à autre pour scruter son environnement. Ils croisent les miens par inadvertance et je baisse le regard au sol, honteuse d'être prise en flagrant délit à l'observer dans ses moindres détails comme une véritable voyeuse professionnelle, une virtuose du «dévisagement». Je tente alors d'imaginer sa vie: Est-il ce genre de jeunes athlètes de la bourse? Ou est-il un gars de marketing, un pelleteur de nuages? Peut-être est-il un sportif, un de ces joueurs de foot qui s'entraînent dans l'Est de la ville en attendant le début de la saison? Il me remémore vaguement quelque chose, comme si je l'avais déjà croisé auparavant, ou peut-être ais-je vu son visage placardé sur les colonnes de la Place des Arts?
Puis, il y a cette femme asiatique grisonnante au visage sérieux, la cinquantaine, avec ses espadrilles blanches comme neige, son parka trop grand et ses six sacs de denrées. Elle est aussi menue que l'idée qu'on se fait des Japonaises, ne faisant même pas trois pommes. Lorsque le train freine abruptement, un de ses sacs se renverse et ses tomates italiennes se mettent à rouler partout dans le wagon. Elle marmonne un truc en tentant d'attraper la tribu de fruits fuyards et abandonne finalement quand un flot de personnes entre et bloque l'allée, faute de bancs libres. Un blanc-bec tapageur se plante alors devant moi avec ses potes, comme pour me bloquer la vue exprès et son eau de Cologne bas de gamme agresse mes narines. Il rigole avec un autre garnement, riant si fort que tout le monde se retourne à chaque éclat. Des yeux roulent, des soupirs fusent. Le jeune homme s'en rend compte et passe son langage déjà ordurier à un niveau supérieur pour exhiber à nos oreilles pourtant ni prudes ni chastes tout son savoir en mots d'église. Fort heureusement, il descend à Berri-UQAM et la paix qui s'ensuit s'avère délicieuse.
Quand on prend la peine de regarder autour de soi, on constate cette riche diversité et on se sait privilégié de pouvoir côtoyer au quotidien un tel échantillon d'êtres humains. Les enfants hyperactifs cohabitent avec ceux qui sont sages comme des images. Un homme galant laisse son siège à une femme tellement enceinte qu'on la croirait sur le point d'exploser. Un couple de personnes âgées se tient par la main, comme de jeunes tourtereaux. Un groupuscule d'adolescentes discute du dernier tube de Justin Bieber, faisant fi du voile islamique de la première, des tresses crépues et du teint d'ébène de la deuxième, et de l'accent mexicano-québécois roucoulant de la troisième. La quatrième, caucasienne, tente de toutes les croquer dans un égoportrait qui se retrouvera forcément sur les réseaux sociaux en un clin d'œil. On y trouve des travailleurs de la construction, des cadres bien mis, une dame un peu cinglée qui se promène en talons hauts de quatre pouces, tentant de s'agripper du mieux qu'elle le peut pour ne pas trébucher. Il y a des itinérants, des familles, des voyageurs avec leurs grosses valises difficiles à déplacer, un militaire, deux mamies à chignon. Dans le wagon, ça parle le québécois, l'anglais, le «franglais» et une panoplie d'autres langues toutes plus musicales les unes des autres. Une jeune fille en uniforme scolaire à côté de moi parle au téléphone dans un savoureux mélange d'arabe et de français à sa mère: «Yani je crois qu'elle est fatiguée... Eiwa maman... Ala tool... La la la... Mafish Mushkella maman... J'arrive. [3]» Les puristes de la langue en seraient offusqués, mais pour moi, il s'agit d'une symphonie d'une grandiose beauté, aussi intrigante que le bruit des vagues d'une mer qu'on n'arrive par à percevoir dans la nuit, mais qu'on entend.
Je sors à McGill et pénètre dans la ville souterraine, m'activant vers le bureau. J'adore cette cité. Elle me fait vraiment vibrer. Je suis un nuage de gens vers la sortie, portée comme une princesse exotique sur son tapis volant. Et là, je remarque un chandail d'un vert sinople fabuleux avec tout plein de dentelle sur les manches dans une des vitrines, qui irait à merveille avec ma jupe pinceau (oui, je sais que je suis allée chercher le nom à coucher dehors de cette teinte de vert très loin. J'aurais pu dire «vert vert», ou «vert flash mais pas fluo», mais bon, le mot «sinople» se place à merveille dans mon texte, et c'est ma nouvelle teinte de vert favorite, je viens de le décréter à la vue de cette merveille du monde qui matcherait parfaitement avec mon teint de pêche». Mon cœur bat la chamade et mes pupilles pétillent comme une flûte de proseco. Tout ça pour dire que je me développe des goûts de Montréalaise, tout à coup. Si je portais du vert sinople dans le métro, on oublierait bien vite la petite bas-laurentienne que je suis et je ferais de la délicieuse concurrence à la fille au blouson jaune poussin.
[1] Qu'est-ce que c'est
[2] mode japonaise, principalement suivie par certaines filles de Shibuya au Japon.
[3] En fait, je crois qu'elle est fatiguée... Oui maman... Tout droit... Non, non, non... Pas de problème maman... J'arrive.