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Dominic Oduro : Le sacrifice qui paie


«Seuls les imprudents poursuivent des projets sans but ou sans avenir.» (proverbe ghanéeen)

À dix-sept ans à peine, Dominic Oduro avait de grands rêves pour un si jeune garçon. Lui qui jouait déjà au soccer en ligue ghanéenne avec Inter Allies avait depuis quelque temps décidé avec une fermeté inébranlable de consacrer sa vie au soccer, idée pour laquelle il faisait d’énormes sacrifices. Pour y parvenir, il savait déjà qu’il devrait tôt ou tard s’exiler, partir à l’étranger pour parfaire son jeu et s’ouvrir des portes. Il avait aussi envie de terminer ses études et ainsi devenir le premier membre de sa famille, avec sa sœur, à aller à l’université, une grande fierté. Pour sa mère, c’était une priorité qu’il devait garder en tête, et lui-même était persuadé que d’approfondir son instruction allait l’aider tout au long de sa vie et de sa carrière de footballeur. «Si tu ne sais pas utiliser ton cerveau de façon intelligente, tu n’auras pas de succès dans ce sport. Les carrières sont courtes au soccer, et si tu n’arrives pas à faire assez d’argent rapidement, si tu n’as pas d’instruction, tu devras retourner aux études pour maintenir ton train de vie après.», me dit-il d’un ton convainquant et convaincu.


Les études avant tout


Déjà, lorsqu’il fut recruté pas ce programme de sport-études américain venu sélectionner les meilleurs éléments du Ghana en matière de soccer, ses parents avaient accepté de le laisser partir, mais à la seule condition que sa priorité soit ses études académiques. C’était l’entente que Dominic avait pris avec eux, et son entraîneur en avait aussi été avisé. L’opportunité était incroyable pour un jeune homme comme lui, assoiffé de nouveauté. Pour quelqu’un qui vient d’une famille pauvre, quitter le Ghana, comme tout pays du tiers-monde, ce n’est pas quelque chose de facile à faire et il faut oser saisir la chance lorsqu’elle passe. «Nous ne manquions de rien, bien que pauvres, mais il était évident que quitter la famille toutes dépenses payées leur permettrait d’avoir une bouche de moins à nourrir et si je réussissais, je pourrais prendre le relais et les aider par la suite.», m’explique Dominic avec une logique bien affûtée.


Un rendez-vous presque manqué


Dominic avait d’ailleurs presque eu un rendez-vous manqué avec son destin. Le jour de la visite du recruteur, il s’était allongé chez lui et avait décidé de ne pas s’y pointer, convaincu que comme plusieurs autres programmes venant en Afrique faire du recrutement, il n’en découlerait rien qui vaille. C’est un ami qui l’a forcé à se lever pour qu’il aille à la séance d’entraînement. Le recruteur sur place avait été obnubilé par sa vitesse impressionnante. «J’ai la réputation d’être rapide, mais ce n’est rien à comparer à la vitesse que j’avais à dix-sept ans, crois-moi.», me dit-il en riant. L’Américain sur place n’ayant jamais rien vu de tel, il lui fit comprendre que cet atout allait le mener loin, et que pour le reste, il pouvait apprendre. Celui qu’on appelle «Freakyfast» était déjà plus que conscient que s’il possédait la vitesse, il devait continuer de travailler sur le reste et se développer au mieux de ses capacités. Il se dédiait déjà à une discipline de vie hors du commun pour un jeune de son âge, se levant très tôt le matin avant tout le monde pour aller faire du jogging accompagné de sa seule motivation comme partenaire de course, avant de revenir pour aller chercher de l’eau fraîche pour ses parents. Puis il allait à l’école, revenait à la maison, allait tout de suite après s’entraîner ou jouer un match, marchant deux heures pour s’y rendre, parfois sous la pluie, par manque de sous pour le billet de bus. Puis, au retour, c’était l’heure des devoirs et des leçons, la priorité familiale, avant de recommencer la routine en boucles infinies.


Le rêve américain


Le jeune homme a tout misé sur son projet de vie à l’étranger. Il avait bel et bien un plan B, mais un tout petit plan de rien du tout, juste au cas où. Une carrière en Afrique aurait aussi pu être possible, mais étant déjà bien positionné dans la ligue locale la plus importante, il aurait tôt ou tard dû prendre la décision de partir pour mieux avancer. Lorsque tu es déjà l’un des meilleurs, à dix-sept ans, tu as besoin de continuer de grandir. C’est fondamental. Bien que ses parents fussent nerveux de le laisser partir si jeune se jeter dans la gueule de ce monde de fou, l’opportunité était si belle qu’il ne pouvait en être autrement. Aussitôt son visa pour les États-Unis obtenu, Dominic était extatique et tout sourire. Il quitterait le pays avec quelques autres garçons choisis par le programme, ce qui rendrait l’aventure moins solitaire. Laisser sa famille derrière à un si jeune âge était un deuil à faire, mais l’idée de partir aux États-Unis, un pays qu’il découvrait depuis toujours à travers les livres, les films et la musique, et ainsi avoir la chance de se bâtir son propre american dream était une opportunité à laquelle il aspirait tellement, il avait travaillé si fort et ça se réalisait enfin. Se préparer à partir, quand on est un adolescent, c’est plus facile que lorsqu’on est à l’âge adulte. «Quand tu es jeune, tu vois cela comme une grande aventure, et tu fonces sans craindre ce que tu découvriras.», raconte-t-il. Le petit Dom de cette époque allait à l’aéroport pour la première fois, et ce premier voyage en avion lui avait paru si parfait, tellement que même la bouffe d’avion servie lui sembla un pur délice. Il avait pu observer son pays du ciel au décollage, ainsi que l’arrivée à New York, avec tous les gratte-ciels, la perspective unique de la ville, la structure des quartiers avec ses rues bien alignées et nettes. L’impression d’atterrir dans un film l’habitait. Cette vision fut son premier véritable choc culturel, vision qui lui parut nettement rafraîchissante.

Puis, il s’était retrouvé en Virginie, à Virginia Commonwealth University, à jongler avec des horaires alternant soccer et études en sociologie. Le petit gars du Ghana devait s’habituer à la vie en terre américaine avec toutes ses subtilités, et même s’il parlait déjà l’anglais, ce qui était un agent facilitateur non négligeable, il dût apprendre à saisir le rythme de la langue, l’accent du coin. Une adaptation plus difficile a été l’alimentation. «De ce que je connaissais, c’était le jour est la nuit», relate-t-il amusé. «C’est là que j’ai découvert la pizza. Au début, rien ne passait. J’étais habitué au riz, au manioc. Je ne mangeais que très peu d’aliments sucrés. Je ne connaissais pas ces saveurs». Dieu merci, il avait quelques amis ghanéens sur place qui cuisinaient des mets de son pays, ce qui lui permettait de retrouver ses repères alimentaires. Passer d’un pays du tiers-monde à un pays moderne et industrialisé était totalement étourdissant. Ça l’aurait été aussi pour un adulte accompli, mais l’âge aidant, l’acclimatation se faisait plus rapidement. Communiquer avec la famille restait cependant ardue par moment. Si de nos jours toute la technologie est à portée de main pour faciliter nos communications, à l’époque, il devait passer un rapide appel sporadique via une ligne terrestre pour rassurer ses parents, ou envoyer des courriels, ce qui lui permettait de rester en contact.


Le rêve et la réalité


Puisqu’on travaille avec acharnement, on s’améliore, on grandit, puis de fil en aiguille on se fait repêcher en MLS, on s’établie au pays pour un bout, et finalement on obtient sa carte verte. On s’adapte au style de vie. Dominic pourrait un jour retourner vivre au Ghana, une fois sa carrière terminée, mais c’est de moins en moins probable, compte tenu de ce qu’il accumulé comme vécu aux États-Unis et maintenant au Canada. «Les joueurs de soccer professionnels sont très chanceux et certains n’en sont pas assez conscients. Le style de vie est très agréable. On voyage, on dort dans des hôtels fantastiques, on a des commandites, on est invité partout. Le soccer m’a vraiment appris à apprécier réellement la vie et à en profiter en même temps.», m’explique-t-il tout sourire. Et c’est en Amérique que tout ça est possible. Les sacrifices, ses choix de vie et son engagement ont été payants.


Quand on s’installe pour de bon, on doit laisser de côté certains préjugés qu’on avait à l’arrivée et cesser de vivre dans le déni. Si on lui avait dit, à dix-sept ans, qu’il y avait des mendiants dans le «meilleur pays au monde», et qu’il y avait du racisme, il aurait clamé que c’était juste impossible, et qu’aux États-Unis, tout le monde réussissait. Avec le temps et l’expérience, il a découvert l’envers du décor, il a vu et vécu un peu de racisme, à petite échelle, mais tout de même. On l’a déjà arrêté parce qu’il conduisait une voiture clinquante, sorte de profilage racial défavorable. On lui a déjà interdit d’entrer dans une boîte de nuit à cause de chaussures inappropriées, quand d’autres entraient en flop flops sans se faire importuner. Selon lui, il faut agir intelligemment quand ça arrive, car ce ne sont pas la plupart des Américains qui sont ainsi. On doit aussi s’habituer à vivre au même rythme que les locaux, s’intégrer, s’adapter. «Au Ghana, il est tout à fait normal que deux amis se promènent main dans la main, ou le bras autour du cou. Ici, c’est tout à fait différent, on est vite catégorisé et les tabous ne sont pas les mêmes.» (Pour avoir constaté la même proximité entre amis de même sexe lors de séjours en Turquie, je ne peux que comprendre ce qu’il veut exprimer ici, les relations entre les individus étant à première vue plus froides en Amérique).


Il y a cependant une chose qu’il apprécie tout particulièrement des États-Unis et du Canada : L’ambiance régnant dans les grandes villes. Dominic, lui qui est toujours en deuxième vitesse, adore pourtant marcher lentement en ville en observant tout autour de lui. Il profite de la chance qu’il a, il s’imprègne de l’atmosphère, il déambule, les mains dans les poches. «Ça m’arrive de ne pas être pressé.», me spécifie-t-il avec sérieux, comme si je ne le croyais pas. Il me raconte apprécier particulièrement le doux mélange d’Europe et d’Amérique à Montréal. «C’est quelque chose qui n’existe pas aux États-Unis», dit-il. Le fait français amène une dose d’exotisme supplémentaire. Bien qu’il soit en mesure de s’exprimer en anglais à Montréal, il a appris quelques phrases clés et me sort un «je mange», un «je suis fatigué» et un «je suis malade» dans un très bon accent pour illustrer son propos. Il est déjà bien meilleur en français que je ne le croyais à prime abord, même si ce ne sont que de courtes phrases saupoudrées dans le désordre.


Africain pour toujours


Quand je lui demande ce qui lui manque le plus de son coin d’Afrique, outre la proximité avec les êtres qui lui sont chers, Dominic me répond sans hésiter que c’est le banku, son met préféré. Mais qu’est-ce que c’est ça? Un truc inimaginable à mes yeux, bien sûr! Il m’explique rapidement que c’est un met typiquement ghanéen, qu’il n’a pas trouvé encore où en manger à Montréal, et qu’il consiste en une pâte de farine de manioc fermentée et mélangée à de la farine de maïs cuite à l’eau bouillante, qu’il adore accompagner d’un ragoût d’okras. «Ma mère le sait et quand je suis au Ghana, elle m’en fait à tous les jours, je ne blague pas. J’en raffole.», me raconte-t-il, amusé. Je «google» rapidement le truc par curiosité: Ça ressemble à un gros grand-père, mais plus dense. Le banku, c’est le met qu’il mangerait à TOUS les jours de sa vie s’il le pouvait. Il le choisirait même avant la pizza, pouvez-vous imaginer cela sans sourire un brin? Quand on aime quelque chose, on n’a pas de limite, encore moins quand c’est l’estomac qui est amoureux, bref. Inutile de vous dire que j’ai accouru à l’épicerie du monde de Rimouski pour acheter cette farine de manioc et j’ai trouvé un tutoriel sur Youtube pour connaître la dite méthode casse-cou. Et là, je vous ferai un texte sur ma catastrophe en temps et lieu (car cata il y aura, c’est écrit dans le ciel).

En terminant, quand je tente d’aborder avec lui la délicate question de l’identité, il me répond fermement, avec cette assurance de plomb qui est sa marque de commerce, qu’il est Africain pour toujours. Pour la vie. Fait indiscutable. Je le laisse me parler : «Le reste, c’est juste de la paperasse pour l’immigration. Dans mon cœur, je sais d’où je viens, je connais ce que j’ai eu à surmonter, les luttes de mon enfance, mon passé. À tous les jours je me rappelle d’où je viens. En Afrique, il y a un dicton qui dit qu’on n’oublie jamais ses racines. Donc je n’oublie pas. Certains prétendront être autre chose, maintenant qu’ils ont la voiture, l’appartement, la carte verte. Mais dans les faits, ils restent Africains.». Et quand il retourne au Ghana, lui fait-on des remarques? «Tout le temps. On me dit que j’ai changé, que je suis américanisé. Ils ont partiellement raison, car mon style de vie est maintenant différent, et je leur explique que ce style de vie fait partie de mon évolution personnelle, que je n’y renoncerai pas, mais je tente de garder l’équilibre entre ce que j’ai ici et ce que j’ai là-bas. C’est souvent difficile, mais après tout, c’est moi.».


Dominic «Flash» Oduro, alias Freakyfast, est un joueur de l’équipe de l’Impact de Montréal et il occupe un poste de milieu de terrain offensif. Vous pouvez vous procurer des billets pour le voir à l’œuvre au www.impactmontreal.com .



| par La vie est un piment

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