«Le passé est un prologue.» (William Shakespeare)
Le monde à l'ancienne, celui dans lequel j'ai vécu avant la vague techno actuelle, a-t-il vraiment existé ou n'était-ce qu'un mirage? On aurait dit que ça fait déjà des lunes, que je ne l'ai connu que comme dans un rêve flou tellement les réseaux sociaux, la téléphonie cellulaire et le wifi font maintenant partie intrinsèque de notre quotidien. À bien y songer, la nostalgie m'assaille et je cale le doigt de vino qu'il reste dans ma coupe à la santé de cette soudaine sentimentalité. Parfois, on ne sait juste pas pourquoi nos pensées indisciplinées s'embrouillent et poussent le foutu présent à s'entremêler au passé sans avertissement préalable. Bang! Ça arrive, un point c'est tout. Et même si notre odyssée à contre-courant du calendrier peut s'avérer par moments aussi douloureuse que de marcher tel un fakir raté sur une planche à clous rouillés, la plupart du temps, un sourire nait au coin de notre moue boudeuse lorsque les anecdotes liées au mode de vie d'antan remontent à la surface de notre mémoire comme des flatulences malodorantes dans l'eau. Diantre, comment pouvait-on vivre il y a vingt ans tout juste, sans technologie de l'information pour nous chouchouter, nous tenir informé des haut-le-cœur de la planète et nous guider tel un saint-bernard baveux dans la montagne de contradictions de ses habitants dépareillés? Pouvait-on vraiment aspirer à comprendre le monde sans même pouvoir y accéder aisément depuis le simple confort de notre foyer et lors de nos déplacements?
Dès mon tout jeune âge, j'avais développé un tempérament d'amoureuse inconditionnelle du multiculturalisme, mais les outils pour l'aiguiser de façon régulière et méthodique étaient fort restreints en nombre, ce qui ne m'a cependant point empêché de partir à l'aventure dès que j'eus la possibilité de le faire. Je souhaite donc vous partager quelques constats, ceux d'une nomade perchée entre deux époques, quant à la manière dont j'ai eu la chance (car ce fut véritablement une bénédiction) de parcourir un tantinet le globe avant l'avènement de cette technologie maintenant si sacrée, qui offre, il faut bien l'avouer, une palette fort colorée d'accessoires tout usage pour l'exploration de fond en comble de cet ailleurs si intriguant et de la myriade de gens qui le peuple.
Les déplacements, leur facilité et leur accessibilité
J'ai développé un sens de l'orientation plus qu'impressionnant pour une fille qui ne conduit pas d'automobile. Oui, vous avez bien lu: Je suis une globe-trotter à pieds et souvent hyper mal chaussée pour le combat (j'irais à la guerre en talons-aiguilles...). Si mon instinct façonné par les bévues et l'expérience me permet maintenant de me retrouver miraculeusement dans les méandres du Caire ou de Bangkok, je reste pourtant à ce jour une illettrée des cartes routières. Il faut dire qu'une carte, plus personne n'utilise ça, come on, à moins d'être vintage et comme je suis loin d'avoir l'air d'une pin-up des années cinquante, je vénère plutôt la kyrielle d'applications GPS de mon mobile, lesquelles peuvent toutes me sauver la peau des fesses à des moments inopinés, bénies soient-elles (amen)! Pour le reste, j'observe, je mémorise, je récapitule, je calcule, des réflexes acquis d'une vie préalable dans laquelle le vice du cellulaire n'avait point encore fait ses ravages ni engendré ses disciples aveuglés. Il fut un temps où les bidules GPS portatifs, c'était impensable. On n'avait pas d'appareils cellulaires intelligents, ni même de gros flip-flops analogiques. On ne pouvait donc pas trainer de téléphonie mobile dans le creux de son sac. Alors, on achetait une maudite carte routière (j'en sacre encore) au format démesuré pour se dépanner et on la déployait maladroitement dans l'habitacle de la voiture (mettant la vie du chauffeur en péril), sur le capot brûlant ou sur un banc de parc pour tenter de trouver une ruelle, une entrée, un point précis. Et on soupirait. Beaucoup. La carte était un moyen d'orientation d'une lenteur à en bailler aux corneilles, mais surtout, les mises à jour des nouvelles rues n'y apparaissant évidemment pas, il fallait s'en procurer une nouvelle à chaque année pour s'assurer que telle rue récente y soit, que telle modification à l'urbanisme de telle ville s'y reflète. Et même les cartes de «shnoutte [1]» ne garantissaient rien, car on ne pouvait point manquer de vigilance une seule micro seconde sans risquer de passer tout droit son chemin comme un vrai champion du vagabondage, sans quoi on devait prier un passant aléatoire de nous orienter au meilleur de ses connaissances souvent limitées (lire nulles) ou se pointer à une cabine téléphonique pour placer un appel avec sa carte à puce... si on trouvait un téléphone public de sa compagnie, bien entendu. J'ai déjà fait faire le tour du Parc Lafontaine à une amie que je guidais (bof, c'est minime, je sais!), à cause de mon analphabétisme de la carte dépliable. Elle me le remet d'ailleurs encore sous le nez à chaque fois qu'elle en a la possibilité, la vilaine. Cela dit, mon instinct affûté t'en boucherait un coin, même sans carte.
Voyager sans mobile, ce n'était pas de la tarte aux pommes. Ça prenait une planification du tonnerre, un sens assumé du risque et bien plus de courage que maintenant. Dans les années 80 et 90, nous n'avions même pas accès à Internet pour faire nos réservations et nos suivis. En fait, j'ai eu ma toute première adresse courriel en 1997. C'était une copine belge, Petra, qui me l'avait créée pendant que nous vivions toutes deux dans le nord du Mexique. J'avais dix-sept ans et je me sentais full avant-gardiste. J'étais hot à mort! Cependant, même en ayant un courriel valide, nous nous connections sur un accès internet à (très) basse-vitesse, un malingre 56K, le grand-papa chauve des accès Internet, connexion sonore qui de plus, monopolisait notre ligne téléphonique, prenant ainsi en otage tous les membres de la famille. Ça prenait un temps débile pour accéder à un site, la plupart des entreprises n'étaient même pas encore branchées et étaient donc introuvables sur les moteurs tels Alta Vista, Infoseek ou Lycos. Oubliez le wifi tant chéri dans les lieux publics et les aéroports: Lors d'une escale de quelques heures entre deux vols, on se rabattait comme des enragés sur notre lecteur à cassettes jusqu'à manquer de piles AA, on se plongeait dans un roman qu'on trainait au cas où (pas un truc virtuel là, un vrai bouquin avec des pages et tout le kit) et en dernière option, on avalait goulument son ennui arrosé d'une montagne de ketchup à la gargote du terminal.
Aussi, faute de techno, nous avions deux options archi simples pour planifier nos vacances à l'étranger et ce, jusqu'à il n'y pas si longtemps que cela: On pouvait passer par une agence de voyages en qui on plaçait toute notre confiance aveugle, notre choix se laissant influencer par des brochures et catalogues aux pages glacées trompeuses avachis dans des présentoirs trop chargés, et notre agent nous fournissait un petit carnet contenant nos billets d'avion, imprimés sur du papier carbone, qu'il ne fallait surtout pas égarer. Sinon, si on avait un goût d'aventure en bouche, on pouvait oser partir à la sauvette sans rien réserver au préalable et se laisser ainsi guider, une fois à destination, par un chauffeur de taxi, arnaqueur sympa... ou pas, qui nous menait idéalement à bon port vers un hôtel abordable... ou pas et propret... ou pas moyennant un petit (ou gros) pourboire et bien de la patience et des jérémiades.
La communication et le réseautage
Pour ceux et celles qui sont nés dans les années 90 ou après: croyez-moi, il y avait bel et bien tout un univers avant l'orgie technologique de ce début de siècle. Ce ne sont pas des bobards, c'est la pure vérité telle que je l'ai vécue (ou parfois subie) à une époque où faire un appel à l'étranger était parfois comparable à de la gymnastique olympique: Poutre, barres asymétriques, cheval d'arçon; toutes les contorsions étaient de mise pour atteindre l'objectif ultime, celui de faire résonner sa voix à frais virés à travers un combiné d'un océan à l'autre et ainsi crier victoire le poing en l'air!
Quand j'étais enfant, communiquer avec des jeunes d'autres horizons s'avérait faisable, certes, mais immensément plus complexe qu'aujourd'hui. Déjà, l'apprentissage de la langue de Shakespeare ne se faisait qu'à l'école, où nous apprenions à baragouiner gauchement l'anglais en chantant des chansons pop «au son», langue qui nous était parfois enseignée par quelqu'un qui ne la parlait que dalle. La grande majorité d'entre nous terminait ses études avec l'étiquette du «yes-no-toaster» accompli collée en plein front. Si on voulait apprendre une autre langue comme l'espagnol ou l'allemand, on s'inscrivait à un cours dispendieux, ou on s'achetait une méthode machiavélique (gna gna gna) avec des cassettes à écouter à répétition dans notre baladeur, interminablement, pendant notre temps libre déjà volatile. Où est la gare? Wo ist die bahnhof? ¿Dónde está la estación? Tren Garı nerede? Ouais. Un peu comme ça. Pour se créer un réseau de contacts, c'était franchement aussi pénible que d'avaler une bonne gorgée de sirop contre la toux. Sans ce cher Internet, être en communication avec la famille pendant un long séjour à l'étranger ne pouvait être réalisable que grâce aux lettres et cartes postales manuscrites qui prenaient un temps fou à se rendre à destination. Il fallait trouver des enveloppes, ne pas faire d'erreur dans la transcription du code postal, y apposer la bonne quantité de timbres et prier pour que la missive ne se perde point dans le courrier. Il arrivait fort régulièrement que nous revenions d'un long voyage avant que la sale lettre envoyée il y a des semaines ne parvienne au destinataire final, ce qui me mettait en pétard.
Rencontrer des gens d'outremer sans avoir accès à la toile, c'était une tâche des plus colossales, il y a un quart de siècle. Si de nos jours on peut facilement rencontrer en ligne des gens partageant nos multiples intérêts (merciiiiiii Facebook, Twitter, Instagram et Cie), dans le temps, l'art de mettre en relation des gens de pays différents était en fait un métier. Ceux d'entre vous ayant à peu près mon âge se rappelleront peut-être d'une défunte agence finlandaise appelée IYS (International Youth Service) qui faisait de son pain et son beurre le jumelage de jeunes correspondants. On remplissait un formulaire avec nos infos personnelles, on choisissait quelques préférences de pays, la langue de communication (on avait cinq choix), on cochait nos intérêts dans une maigre liste, ainsi que le sexe souhaité. Puis, on postait notre précieux formulaire dûment remplis à Turku en Finlande avec un paiement plutôt symbolique, pour recevoir quelques semaines plus tard un petit billet bariolé détaillant le nom et l'adresse de notre match parfait du moment, à qui on s'empressait d'écrire (sur du papier à lettre tellement parfumé qu'il donnait la migraine) une lettre à laquelle on joignait une petite photo d'école, quelques cartes postales de notre coin de pays, des friandises, etc. Ainsi s'initiait une correspondance par courrier postal, un échange de lettres avec notre nouvel ami étranger. Il était beaucoup plus complexe de tisser des liens rapides avec l'autre, de par la lenteur du processus et le faible degré de précision de nos intérêts communs, mais cette façon de faire fonctionnait assez bien, et il se trouve que j'ai gardé contact avec une Florine, une Karla, un Mubashir, un Chris que j'ai connu via IYS, à l'adolescence. La technologie nous a rattrapé et c'est «Face de bouc» qui a pris la relève des pousse-mines et du papier à lettre floral, mais ça me fait encore sourire de penser que j'ai vécu cette transition assez drastique entre deux époques, deux univers. Cette manière de faire est à un million de lieux des habitudes actuelles, mais la résultante reste similaire.
La bouffe
J'apprécie bouffer. Nigiri sushis, cari rouge, soupe tom yum, cassoulet, bibimbap, osso bucco, poulet au beurre, huevos rancheros, masala chai, gyros, salade fattouche, çiğ köfte, tarameya, konafa, baklava, dim sum, nasi goreng, ceviche, choucroute, goulache, blinis, paella, fish and chips, lohikeitto, pupusas, arepas, alouetteeeeeee ... Le monde entier regorge de saveurs décadentes, de mets magnifiques, véritables feux d'artifices pour faire délirer nos papilles. Si j'ai la chance indéniable de réussir à trouver d'excellents ingrédients exotiques même en région, il faut avouer que nos habitudes alimentaires ont grandement évolué depuis mon enfance. Quand j'étais gamine, mes rares contacts avec la mangeaille d'autre part se limitaient aux spaghettis à la bolognaise, à la soupe won ton et aux pâtés de campagne. Côté herbes et épices, on a maintenant accès à l'immensité de la planète bleue. Le contenu de l'assiette s'est sophistiqué, s'est coloré, s'est habillé chic. Camembert, mangues, tortillas, quinoa, curcuma... On peut goûter à presque tout en cuisinant chez soi et dégoter les recettes authentiques de chaque pays en quelques clics de souris. Je salive à la simple idée de pouvoir me concocter un thali indien tout parfumé ce weekend si ça me chante. Miam miam le chana masala, le aloo palak, le paneer tikka, le riz biriyani et la raita. On est loin du fameux débat tourtière versus pâté à la viande, et n'allez pas penser que je me moque de nos traditions culinaires d'ici, mais la diversité alimentaire de notre monde vaste me désarme à chaque fois que j'y pense. Nous sommes tous les mêmes tout en étant si distincts! À Pittsburg, il existe un endroit appelé Conflict Kitchen [2], qui sert des plats provenant de pays contre lesquels les États-Unis sont en guerre. Je n'y suis jamais allée, mais j'adhère à cette idée folle que la nourriture peut ouvrir les yeux, sensibiliser, unir, réconcilier, dénoncer. Connaître l'autre par ce qu'il mange, c'est un privilège que nous n'avions pas autrefois, et c'est un des bons côtés de la mondialisation. Ça nous permet de voyager à moindre coût, à même notre assiette. Le choc des cultures et des estomacs est amenuisé par la familiarisation préalable maintenant possible avec la tradition locale du pays hôte, et si on le désire, on peut tout avoir goûté ou presque avant même de voler. C'est le voyage par les papilles et c'est abordable.
Les nouvelles, l'actualité
En 1990, quand CNN a diffusé l'entièreté de la guerre du Golfe Persique en direct, elle avait ainsi disposé les balises de notre tout nouveau rapport à l'information, à l'actualité, et ce pour les décennies à venir. Non seulement nous pouvions maintenant voir ce qui se passait ailleurs, mais nous avions soudain la possibilité de le vivre en temps réel à la télé, et dix ans plus tard sur Internet. Il devenait plus aisé d'ouvrir les yeux sur les réalités d'ailleurs, sur leurs guerres, leurs bons coups, leurs enjeux de droits et de libertés individuelles, leurs habitudes, d'approuver ou de réfuter, de critiquer ou d'encenser, de dramatiser ou de banaliser. L'accessibilité a l'information a surtout permis l'accélération d'une certaine ouverture à découvrir le monde, à sortir des sentiers battus, à partir à l'aventure. Un mouvement de démocratisation de l'industrie du voyage est apparu, et la multiplication des ressources pour le voyageur en a résulté. Le prix des billets d'avion ayant chuté drastiquement et le choix d'horaires de vol s'étant multiplié, le low cost est né, ainsi que les forfaits de dernière minute. Cette évolution, ainsi que celle des télécommunications mondiales se sont opérées en même temps qu'une révolution dans les outils de gestion des comptes bancaires, avec l'arrivée des guichets automatiques multiservices, les fameux ATM (ça n'existait pas vraiment quand j'étais petite... Hé oui, je suis aussi vieille que ça), permettant la simplification des transferts monétaires internationaux. On n'avait soudainement plus besoin de voyager les poches pleines de devises étrangères et le portefeuille débordant de chèques de voyage difficiles à encaisser. Alléluia! La première fois que j'ai inséré ma carte bancaire dans un guichet à l'étranger, j'avais presque peur de le faire exploser tellement c'était nouveau.
Quand je me remémore toutes les pacotilles que l'on devait minutieusement planifier dans un passé tout récent pour en arriver à survivre à l'étranger sans trop de dommages collatéraux et que je compare l'ensemble, le package deal, avec les us et coutumes d'aujourd'hui, je suis déconcertée de l'avancée gigantesque que la technologie a accomplie dans le marathon qu'est ma vie de globetrotteuse. Je me demande encore comment à l'époque il m'avait été possible, en tant que voyageuse en solo, de réussir à profiter pleinement de mes vacances tout en pataugeant dans une telle marre d'incertitude. Ah! L'angoisse! En même temps, il fallait l'admettre: les maux de ventre non pas liés à la turista [3], mais aux tracas apparentés aux échanges compliqués de devises dans de douteuses banques d'une mégalopole, à l'impossibilité de recommencer ad vitam aeternam ses photos prises avec un vieux Kodak sans trop savoir si on avait choisi le bon type de pellicule ISO (oubliez les égoportraits ici), à l'absence de nouvelles de la maison tout en étant conscient que maman ne dormait pas la nuit tellement elle s'inquiétait, aux mets inconnus et trop pimentés (Nah! Ce n'est jamais trop pimenté!) pour ce cher colon un peu réfractaire, à la surprise d'une colonie de fourmis ayant élu domicile dans la baignoire de la chambre d'hôtel choisie par notre agent, tous ces maux incontrôlables donnaient une saveur unique en son genre à notre escapade, un petit côté romanesque et imprévisible plus ardu à retrouver maintenant que l'informatique et la robotique dictent en quelque sorte le cours de nos itinéraires. Si chaque journée s'avère un prologue à la suivante, et que les avancées technologiques peuvent servir à amoindrir les lourdes incompréhensions entre les peuples, je me plais follement à imaginer comme il pourrait devenir plus aisé, dans une paire de décennies, de vouloir vraiment se connaître, d'aspirer à vivre ensemble, de mieux s'aimer. Mais retenez ceci: Même si la technologie nous ouvre grand la porte, c'est à nous et à personne d'autre d'ouvrir nos esprits.
[1] merde
[2] Conflict Kitchen: conflictkitchen.org
[3] Diarrhée du voyageur.