top of page

La contamination


«La consommation, c’est l’addiction.» (Luc Ferry)


J'ai osé sans pudeur. Ouaip, je me suis laissée convaincre, ou devrais-je dire contaminer tout bonnement et sans résistance par une poignée de collègues vendus d'avance (affectés par cette maladie sournoise, en vérité) et j'ai enfin pris un abonnement annuel dans l'antre du magasinage démesuré: Je suis une nouvelle membre de ce cher Costco chéri. Hé oui! J'ai fait ça dans un élan d'illumination divine et ce, même s'il n'y a pas de Costco à moins de trois de heures de voiture de la maison. Quelle galère! Dans le passé, j'y étais entrée sans tambour ni trompette à quelques occasions, accompagnant une poignée d'habitués en tant qu'invitée d'honneur (car c'est comme ça qu'on se sent, sans blague). Je sais donc qu'on y va avec l'idée d'acheter un truc ou deux, peut-être trois quand on est ambitieux... et qu'on en sort pratiquement transfiguré, comme si on piétinait des nuages ouatés en déployant nos ailes d'oiseau... et en poussant un panier rempli de boîtes de carton toutes plus pleines les unes que les autres, le portefeuille vide comme une grotte abandonnée, outre quelques reçus, uniques preuves que la vie y bouillonnait dans un avant pas si lointain.


Avez-vous votre fameuse carte? Heille, le processus d'inscription... Mon doux seigneur... C'est quoi cette affaire-là? S'enrôler dans l'armée est probablement plus simple, vous en conviendrez. Ça prend une éternité pour signer son contrat d'adhésion. Déjà, le modèle Costco est bizarroïde, ne trouvez-vous pas? C'est le genre d'endroit où vous devez accepter de bon cœur de payer à chaque année pour aller dépenser gaiement. N'entre pas au club qui veut! Nenon. C'est un peu le principe de la secte religieuse ou de la société secrète: Vous devez y être dument inscrit, vous ne pouvez pas entrer avec plus d'invités que votre grade ne vous le permette et vous devez avoir votre carte d'identité en tout temps à portée de main, au cas où. C'est déjà très déconcertant de voir que ça fonctionne, ce concept d'utilisateurs-payeurs. Débourser pour se donner le droit de gaspiller? Coupable, j'avoue! Je l'ai fait. On m'a tellement vanté les mérites des aubaines hebdomadaires de la bannière. Maintenant, je les veux toutes, ces belles petites aubaines alléchantes. À moi le détergent en vente, les rouleaux de papier-cul pas chers et les sachets «grand format» d'épices à sauce à spaghetti! Yahouuuuu!


Donc pour s'inscrire, on doit d'abord convaincre la spectaculairement insistante dame du kiosque d'abonnements de faire vite, vite, vite. Et ça, c'est un tour de force en soi. On regarde notre montre avec un tantinet d'insistance, arborant cette moue pressée qui illustre qu'on est sur le point d'atteindre la limite décente de sa patience légendaire. On toussote légèrement pour rehausser le tout, puis plus intensément, en alternance. On piaffe sur place comme un cheval de course boosté aux stéroïdes, faisant claquer nos talons sur le béton tels des sabots ferrés. Parce qu'elle va commencer par vous déblatérer tous les avantages de la place, on le devine, et elle radotera qu'on n'y vend pas de bas de gamme, contrairement à leurs compétiteurs, que la viande ici est au top de la qualité, que l'essence est une aubaine en soi et bien du blablabla... «Je sais tout ça, ma belle dame, mais moi, je veux juste une carte, une toute petite carte de rien du tout pour aller magasiner des chaises de patio et un sac de croustilles au quinoa avant la fermeture.», pensais-je en ne camouflant plus la trace indélébile de désespoir qui me maquille soudainement le visage. Mais elle ne s'arrête pas là, oh noooooo! Et quand je commence à rouler une de mes mèches de cheveux «faux roux» autour d'un de mes doigts, ce n'est pas bon signe. Pendant ce temps, elle continue sournoisement à tenter de me convaincre que je suis une machine à consommer bien huilée, que la carte la plus chère de leur éventail d'offres va m'ouvrir la po-porte sur un tout nouveau monde, et que je pourrai nager dans une mer inépuisable d'économies «conçues juste pour moi, là!» Bien oui, chose [1].


Une fois le formulaire rempli et (enfin) approuvé, la dépense pour la carte la plus chère faite (on se fait avoir, ou on se fatigue de décliner et on cède), la carte de crédit offerte avec beaucoup d'insistance mais déclinée (non sans difficulté), on pense qu'on a fait le tour et qu'on va finalement recevoir notre permis d'acheter... Erreur monumentale! C'est pas fini tant que c'est pas fini, comme le dit si bien mon papa. Avant, on a besoin de fournir une preuve d'identité avec photo. Vous avez bien lu. Une preuve... avec photo. C'est du sérieux, leur procédure. On n'est pas dans une boutique de village ici, on est big. Alors, me voilà en train de sortir mon passeport, faute d'avoir un permis de conduire valide. Je rêve ou quoi? Est-ce que je viens de sortir mon passeport comme à la douane pour entrer dans une magasin? C'est tout juste si on ne me pose pas les fameuses questions d'usage pour valider la légitimité de mon motif: «Quelque chose à déclarer, madame? Avez-vous visité une ferme dans les deux dernières semaines? Avez-vous de la viande et des produits laitiers dans vos valises?» Et le comble, c'est qu'on me demande EN PLUS de prendre une photo pour la carte d'identité... ou pour la postérité, je ne sais plus trop. J'ai l'impression d'être en train d'essayer d'entrer en Chine et que l'on doive me ficher avant. C'est tout juste si on ne prend pas mes empreintes digitales et une image de mes pupilles. Parce que ce n'est pas une carte de membre qu'on vous donne, ici. C'est carrément un identifiant pour qu'on reconnaisse votre face laide lorsqu'on vérifie qui entre (n'oubliez pas que c'est un privilège de pénétrer dans le dit entrepôt). On se place donc dos au mur blanc comme un criminel qui vient de se faire arrêter pour vol à l'étalage et on regarde sans trop sourire la préposée convaincante vous croquer la fraise mure dans son appareil numérique dernier cri (et on ne sait pas si le cliché sera refusé comme pour la photo de passeport si on entrevoit un bout de dentition). Et avant même qu'on puisse approuver la photo de notre face de cul, c'est déjà tout imprimé sur la carte (oui, ça va vite tout à coup, étonnamment). C'est seulement après cette étape qu'on est fin prêt à passer le contrôle de sécurité fatal avec notre toute nouvelle carte en guise de permis secret style franc-maçonnerie. Tout ce qu'il manque, c'est un rite initiatique pour officialiser notre entrée dans la grande famille des «costcotisés», mais ça viendra: Il ne suffit que d'un premier achat et voilà, c'est fait.


J'y entre, poussant mon énorme panier en me jurant de ne pas le remplir... C'est fou comme on peut se mentir à soi-même et vivre joyeusement dans le déni le plus total. Déjà, je trouve une jetée pour mon moelleux divan avant même d'atteindre la première allée. Parce qu'ils nous mettent des beaux produits rares «drette [2]» dans l'entrée pour nous émoustiller. Et j'enchaîne aussitôt avec des verres à cognac, des joujoux pour chiens et une paire de blue jeans. Puis, je flashe sur une immense bouteille de vinaigre balsamique de qualité supérieure, et sur des boîtes de Kleenex à rabais. On ajoute un gâteau au fromage, trois boîtes de ces céréales pas trop sucrées et sans gluten, de la feta bulgare et un tabouret. Tranquillement mais sûrement, le panier se garnit. Plus que prévu. Trop. Bref, on sent que l'économie est peu à peu bouffée par notre envie inassouvissable de posséder massivement. On a laissé derrière soi notre intention de faire acte de simplicité volontaire aussitôt la première allée visitée. Et pendant qu'on se promène la garde basse... Bang!, on se fait heurter de plein fouet en plein dans sa zone de création de besoins par tout le matos de camping et on pense à toutes les belles soirées qu'on passera cet été à se les geler dans le parc national de la Gaspésie avec cette toute nouvelle tente que l'on peut monter en deux temps et trois... non deux mouvements (la Cadillac des tentes, bref). On la veut. On est amoureux! On a des petits cœurs à la place des pupilles, on se convertit en émoticône vivante et on danse la polka entre les racks de vêtements. Il y a de la joie dans l'air!


Puis, on passe aux caisses comme des automates. Ouille. Là, on ne rit plus autant. On se met à transpirer, pis à sentir une petit quelque chose à l'estomac. Avons-nous choppé une gastro-entérite entre la boucherie et l'allée des surgelés? On se demande tout à coup si on n'a pas oublié son cerveau au comptoir des abonnements... ou si on n'a pas signé un pacte avec le démon, c'est selon. En tout cas, une chose est certaine: C'est pas donné, faire de l'économie. Ça te coûte un bras, une jambe et quelques autres extras. On entend le bruit de la caisse résonner dans notre cerveau comme de la petite monnaie qu'on jette sur un comptoir à chaque maudit item scanné: «cha-ching, cha-ching». Et là, on se sent comme un toutou qui vient de se faire gronder par son maître, la queue basse entre les jambes. Chaque bidule qui passe au scan sonne littéralement comme une alerte préalable à sa faillite prochaine... du moins pour le mois. Mais comme on a acheté une caisse de trente boîtes de saumon à l'huile, on pourra quand même avoir une petite dose de protéines à chaque jour pour survivre à cette épreuve.


En sortant de la bâtisse, on découvre le casse-croûte Costco qui nous appelle comme un vieil ami qu'on rencontre par hasard dans la rue et qui veut renouer. Et on se dit que tant qu'à se ruiner, aussi bien le faire aussi avec sa santé. Quoi de mieux que deux HDBF [3] extra ketchup et une p'tite patate au vinaigre pour noyer son désarroi dans les calories vides et ainsi oublier que notre portefeuille nous a définitivement abandonné comme un «pouceux [4]» sur le bord de l'autoroute. Alors on engouffre son snack de fastfood avant de continuer son chemin vers la sortie et s'enfuir avec ses cartons remplis de victuailles et machins-trucs, en se promettant de ne plus jamais revenir.


Mais on reviendra, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. On se laisse contaminer volontiers par la fièvre des emplettes excessives. Consommation, contamination, en plus de rimer, ça semble aller de pair (Suis-je en train de «slammer [5]», coudonc [6]?). L'appel du pot de beurre d'arachide jumbo et des maillots de bain abordables ne saura trop tarder et fera son chemin dans notre esprit déjà fragilisé par les belles promesses enracinées dans notre subconscient. Et on recommencera à se ruiner à faire de l'économie de masse, cette maladie des temps modernes, en faisant un timide Mea Culpa pour se donner bonne conscience. Amen.





[1] Bien oui, mec.


[2] tout juste


[3] HDBF = Hot-dog avec bacon et fromage


[4] auto-stoppeur


[5] Slam = poésie rythmée plutôt urbaine.


[6] Tout à coup



| par La vie est un piment

S'inscrire à ma liste de diffusion

Voyage | Style de vie | Bonne humeur | Piment

bottom of page