«La chance est la forme laïque du miracle.» (Paul Guth)
Miracle, bonne fortune, destinée, appelez ça comme vous le voulez. On est choyé comme ce n’est pas possible, le popotin bien à l’abri de la plupart des crises existentielles de notre planète bleue qui en hoquète un bon coup à l’année longue. Un «petit geste des plus anodins» a tout déclenché : Je me lavais tout bonnement les mains dans un petit lavabo, les frottant de savon moussant à profusion et profitant une minute de plus que nécessaire du jet tiède qui me massait les paumes, quand mes pensées s’envolèrent soudain vers un lieu truffé d’imaginaire que je connaissais trop bien, mon ciboulot déjanté, pour ensuite s’emballer à l’idée que j’avais cette chance inouïe de faire cela à la pelletée, moi, des «petits gestes des plus anodins».
Lorsqu’on y réfléchit, être capable de me laver les menottes cent fois par jour si le cœur m’en dit s’avère un gros luxe sale que la plupart des gens sur Terre n’a pas. On est si gâté qu’on tend à ne le réaliser que trop peu. Certes, on en a une certaine conscience, surtout lorsqu’on regarde les nouvelles ou un téléthon et qu’on compare sa propre réalité à celle des bidonvilles de Bogota ou d’un hôpital pour enfants, mais on fait de l’amnésie volontaire dès le téléviseur éteint. Nos têtes sont occupées à stresser au boulot, à se ronger le frein, les sangs et les ongles, à chercher une recette rapide pour le repas du soir (même si on a bouffé la moitié de ses doigts), à tenter de trouver une manière de faire rentrer la visite barbante chez le dentiste, la maudite pratique de hockey et le cours de yoga nidra dans des cases horaires trop exiguës pour nos ambitions monstrueuses. Aussi, trop penser aux malheurs des autres, ça craint. Ça nous casse le moral, comme si un Grec venait de le lancer au sol telle une assiette dans un élan de défoulement (Opa!) pour évacuer les tracas de la journée.
Oui, je suis née choyée. Diablement. Et je ne veux pas dire ici choyée par la nature (quoi que j’ai mes charmes). Être choyé, c’est être gâté. C’est être cajolé par la vie. C’est être comblé de la pointe des cheveux à la pédicure. C’est quand on a droit à la pyramide de Maslow [1] au complet, toute, toute, toute, vous savez, avec la gamme entière des besoins satisfaits, de celui de pisser un bon coup (ça soulage!) à celui d’être soi-même dans sa meilleure version. C’est mon cas. Et je viens de m’en rendre compte en m’enduisant les mains de savon à la lavande. C’est étrange, la vie, avouez!
Pensez-y un peu! Chez nous, on a la liberté d’expression fafa, même qu’on l’a presque trop, à certaines occasions, mais qu’à cela ne tienne, personne ne nous met en prison pour avoir exprimé une opinion, aussi controversée soit-elle. Ainsi, on peut (je prends mon souffle ici) débattre des heures, se chamailler en famille, grogner comme un ours, maugréer, s’obstiner, se barricader dans ses principes en tenant les fesses serrées, négocier, réfuter, déranger, claquer la porte en diva, déblatérer, se ranger au camp adverse, «switcher» son vote comme une girouette, ramer un bon coup, et ce, sans censure! Car la censure, c’est une véritable petite peste qui rend les gens soumis et mollassons. J’ai vu ses dégâts, en Turquie, lorsqu’en googlant «génocide arménien», je n’ai trouvé que les articles mettant en vedette LA version officielle. Qu’on soit d’accord ou non avec les diverses positions liées à ce tragique événement, il devient ardu pour un jeune de faire son éducation sur le sujet quand l’information du camp opposé est introuvable. Je comprends pourquoi les jeunes turcs d’aujourd’hui se révoltent quand on mentionne ledit génocide : Ils n’ont aucune idée qu’il a eu lieu et voient le discours international à ce sujet comme erroné, sans fondement et paternaliste. Merci mon Dieu de m’avoir permis de naître à un endroit où je peux vous écrire ce paragraphe sans qu’on ne me stigmatise comme une dangereuse propagandiste malintentionnée (je suis juste une grande gueule, en vérité).
On est aussi sous la bonne étoile du libre choix. C’est incroyable comme on minimise cet acquis! Pouvoir se vêtir comme bon nous semble, par exemple, ce n’est pas donné à tous! On parle souvent de l’Arabie Saoudite, de son wahhabisme et de ses femmes en noir de la tête aux pieds, le visage couvert d’un niqab et écrasées sous un lourd abaya [2]. Elles n’ont pas beaucoup d’options, disons-le. Contrairement à elles, j’ai le droit de m’habiller en suivant mon inspiration du matin, nonobstant ma croyance ou ma non-croyance religieuse. On peut arborer la mini-jupe ou le bikini, oser le jeans troué, les tatouages et les piercings, porter les culottes en bas des fesses, mais aussi se vêtir de vêtements plus couvrants, qu’on soit une nonne à capine ou une femme voilée, une ado un peu trash, ou un Sikh enturbanné. C’est un droit de base, mais ô combien difficile à gagner. Qui plus est, le danger de vouloir le restreindre par pudeur ou par manque de pudeur existe. Cette liberté dérange dans un sens comme dans l’autre : Le trop vêtu touche la même corde sensible que le pas assez vêtu. On en perd notre latin.
Le droit de choisir… Avoir la chance folle (à lier) de de faire un pied de nez aux conventions en décidant de ne pas porter une robe de mariée blanche à l’église, et en choisir une rouge cerise avec une traîne interminable. Pouvoir se faire soigner quand on est malade sans trop s’inquiéter pour sa facture de frais, contrairement à nos voisins du Sud qui peinent même à accéder à une clinique d’avortement. Pouvoir jeter son dévolu sur un ou une partenaire selon ses goûts, et non celui de ses parents. Pouvoir décider soi-même avec qui on va fonder une famille, et si on va en fonder une. On a tout ça ici. Parce qu’en Inde, par exemple, la plupart des mariages sont encore arrangés selon la caste, le rang social et les astres par les mamans et les tantines, et les mariages d’amour, bien que de plus en plus acceptés, ne sont pas la norme et peuvent reléguer un couple à la pauvreté et à l’isolement, voire à la mort, le concept de crime d’honneur étant encore d’actualité et étonnement fréquent. Mourir d’amour… L’expression prend tout à coup un sens qui ma foi, ne me plait pas tellement. Ici, on a droit à l’amour, au vrai, et plus d’une fois, si tel est notre ardant et insatiable désir. Ne pas y avoir plein droit, quelle tristesse!
On peut aussi choisir une carrière selon ses goûts et ses qualités, même si on décide de suivre un chemin non-traditionnellement associé à notre genre. Un homme peut être infirmier, une femme peut devenir mécanicienne. Une femme peut faire une Danica Patrick [3] d’elle-même et donner quelques raclées à des messieurs un brin machos sur une piste de course automobile. Une Chantal Machabée [4] peut parler hockey à la télé et en montrer à plusieurs «ti-Joe connaissants [5]». Une Conchita Wurst [6] peut se présenter à l’Eurovision en assumant pleinement le fait qu’elle soit transgenre, et en prime, gagner le concours. Jamais une femme à barbe n’aurait pu faire ça sans se faire persécuter, dans les trois-quarts des pays de la planète. Avoir le choix du chemin que l’on veut prendre dans la vie, c’est déjà en soit un accès majestueux à la liberté au brut. Et on ride moins quand on aime notre travail!
Les détails du quotidien nous comblent plus qu’on ne le croit, et même si on est plaignard, on a en fait une sacrée veine de cocu. On a accès à l’école. Bon, quand on y est à entendre parler d’algèbre, on a hâte à mort d’en sortir, mais le simple fait d’y être, et à un coût raisonnable, est monumental! C’est un vrai drame, tous ces jeunes qui quittent l’école avant d’obtenir un diplôme. Ils ne réalisent pas le bol qu’ils avaient, et comme leur vie deviendra plus ardue à l’avenir. Combien d’enfants dans le monde n’ont pas cette chance? Oh! Ce n’est pas totalement la faute des décrocheurs : Nous, les adultes, avons la responsabilité dès leur jeune âge, de les initier à rendre grâce aux merveilles de la vie et à valoriser les opportunités qui s’offrent à eux. Ils doivent croire en eux, en leurs rêves, et besogner fort. Quand on donne la lune toute cuite dans le bec d’un enfant, quand on en fait le roi de la maisonnée plutôt qu’un membre égal à un autre, on nourrit son égo et sa paresse. On anesthésie son imagination, sa créativité et son autonomie. On cultive son besoin d’être toujours occupé. Il finira pas s’emmerder dans les moments naturels d’immobilisme, et ne pourra pas jeter ce regard goulu sur le monde qui l’entoure ni développer de passions. Trop donner, c’est aussi nocif que de ne rien donner.
On est autorisé à rêver et ce, sans visa d’entrée ni de formulaire spécial à remplir pour accéder au monde des songes. On peut imaginer, créer, affabuler, fantasmer, cauchemarder, projeter. On peut viser l’impossible, croire au Père-Noël ou à la Fée des dents, au mauvais œil ou au Chupacabra [7] sans aboutir dans un institut psychiatrique, ou décider de parcourir le monde, car il est maintenant accessible à toutes les bourses. Se taper la Chine ou l’Argentine, pourquoi pas? Sky is the limit, comme on dit, et même ça, certains peuvent se l’offrir, soit en Soyuz [8] ou avec une partie de jambes en l’air (vive la banane!), faute de moyens pécuniaires. On est libre d’être spirituel ou religieux, laïc ou athée. On peut vénérer Bouddha ou son bol de Bouddha (miam), Allah ou Alanis [9], Jésus ou Jay-Z [10]. On peut aussi se prosterner devant Dylan quand ça nous chante (ou quand il chante, c’est selon) ou devant Ricardo, le sauveur de notre estomac qui gargouille comme celui de quelqu’un qui n’a jamais rien mangé de sa (pas trop) sainte vie.
Je suis vraiment choyée d’avoir la possibilité de bouder comme un bébé capricieux, de pouvoir décider d’engouffrer comme seul aliment une montagne de bacon pour le petit déj, ou de me taper un verre de lait avec ma platée de spaghetti au lieu du verre de rouge, sans créer un tollé. C’est génial de pouvoir allaiter… ou pas, sans qu’on ne me colle une étiquette de mère indigne. C’est franchement cool de pouvoir accéder à une technologie de pointe dans le confort de mon foyer. J’aime l’idée de traumatiser la galerie avec certains de mes amis exotiques, qui valent de l’or à mes yeux. J’adore l’idée de ne pas avoir de permission à demander à mon époux pour aller prendre un verre avec une copine, et je suis tout à fait satisfaite d’avoir une soirée à moi toute seule quand il fait de même avec ses potes. C’est merveilleux de ne pas avoir à changer de nom de famille quand on se dit «oui, je le veux», car il me semble que je n’appartiens à personne d’autre qu’à moi-même. Je valorise le fait qu’on a la possibilité de manifester pour tout et rien, même si ça fait chier dans son froc les ronchonneurs de catégorie AAA (meuh) avec tout ce tintamarre chaotique.
Avoir le droit, même s’il va justement tout croche, c’est la base de notre liberté d’être et de penser. On se braque trop facilement contre certaines situations, on pèse sur la gâchette des revendications pas mal vite, exigeant une nouvelle loi, un nouveau règlement dans le but de restreindre tel comportement indésirable, tel agacement qui fait grincer des dents comme des ongles sur un tableau vert (Ok. Si vous avez moins de trente ans, vous ignorez ce que je veux dire ici). Blague à part, soyons à l’affût, et utilisons notre cervelle (puisqu’on a encore le droit de le faire, n’est-ce pas génial?), car à force d’additionner de nouvelles règles à celles déjà existantes, on se donne des raisons pour éviter de véritablement régler nos enjeux de société. Le contrôle excessif est toujours un frein à l’avancement, bien qu’il puisse être bénéfique pour apaiser des irritants (Comparons-le à un comprimé anti-diarrhéique, qui vous bloque le tuyau, mais ne guérit pas le bobo.). Bref… J’ai envie de déployer mes ailes, pas de me convertir en androïde passif et sans imagination. Et je ne désire pas d’un monde où tout est régenté, même quand on lâche une vesse de loup dans un cabinet de toilette.
Je vous le jure, plus jamais je ne serai la même nana lorsqu’au lavabo, j’abuserai de la tiédeur de l’eau une micro minute de trop. Et, ayant une pensée navrée pour tous ceux qui font des kilomètres pour puiser de l’eau souvent non-potable et ainsi jardiner un brin, se laver la bouille fripée du matin et faire cuire du riz, je me dirai certainement que je suis plus choyée qu’il n’en faut.
*** Il existe une multitude d’organismes crédibles qui redistribuent la richesse là où elle fait défaut, et qui permettent que notre monde soit plus juste. Choisissez-en donc un et redonnez au suivant à votre manière, que ce soit en argent ou en bénévolat. Pour ma part, j’ai décidé d’appuyer Médecins Sans Frontières, qui font un travail colossal à longueur d’année (http://www.msf.ca/). Et vous? ***
[1] Abraham Maslow, célèbre psychologue américain.
[2] Longue robe noire qui couvre le corps et les formes féminines.
[3] Célèbre coureuse automobile américaine
[4] Journaliste sportive québécoise et présentatrice télé.
[5] Quelqu’un qui croit tout savoir.
[6] Gagnante de l’Eurovision en 2014.
[7] Créature folklorique connue dans plusieurs régions d’Amérique Latine, dont le Mexique.
[8] Véhicule spatial russe permettant de rejoindre la station spatiale internationale.
[9] Alanis Morissette
[10] Producteur américain et époux de Beyoncé.