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Je veux tout


«Je veux tout, le silence et les promesses, le rigide et la souplesse, je veux tout, l'anarchie et la sagesse, ton sourire et puis tes fesses.» (Je veux tout - Ariane Moffatt)


Je veux tout, c'est comme ça, ça vient du fond de moi comme des gargouillis qui remontent et que je ne peux camoufler. Je le dis sans fausse humilité, car je suis de cette génération Passe-Partout dont l'essaim d'enfants a grandi en croyant que tout était possible, que si le ciel pouvait lui tomber sur la tête (ils sont fous ces Romains!), il n'était tout de même pas une entrave divine à nos rêves les plus fous et que tout était là, bien en place en nous pour qu'on déploie nos ailes de papillons monarques. Je suis de l'ère du je-me-moi, du nombrilisme, de la gourmandise, de la douce arrogance qui fait chier ceux qui sont d'une autre époque. Je suis de cette dernière lignée de jeunots ayant connu les travaux scolaires écrits à la mitaine en belles lettres cursives... Nous sommes ces enfants de transition entre un monde qui courrait le marathon et celui qui se tape maintenant un sprint perpétuel, bien bercé par cette technologie effrénée qui nous met la langue à terre. Ça nous pousse à vouloir beaucoup, pour le meilleur et pour le pire.


Quand je regarde tout ce que j'ai accompli jusqu'à aujourd'hui, tout ce qui j'ai essayé depuis que j'ai l'âge de raison, et que j'observe non pas sans inquiétude l'horloge de la vie qui avance dramatiquement vers l'inévitable, je me mets à faire des bucket lists à n'en plus finir sur lesquelles je gribouille les plus beaux mots qui passent par mon esprit goulu. Il y a encore tellement de choses que je n'ai pas faites, il me reste tant de trucs à expérimenter, à tâter, à goûter et à humer. Je veux voyager, émaner le nomadisme à outrance et me sentir en terre connue partout. Avec ou sans vous pour faire un bout de chemin à mes côtés. Je veux tout, coûte que coûte.


Je veux l'île de Socotra et ses dragonniers qu'on croirait sortis tout droit d'une œuvre de Salvador Dali. L'endroit n'a pas d'égal. Bon... La guerre qui sévit au Yémen et les tas de pirates qui pullulent dans les eaux environnantes me compliqueront forcément l'accessibilité (mouais), mais comme je vise aussi l'inaccessible, je peux faire face à la musique avec joie. Je veux aussi un pied à terre à Üsküdar et ainsi pouvoir finalement faire d'Istanbul et ses délectables sandwichs de maquereau ma maison à temps partiel. Je veux la Birmanie, et sa grandiose Bagan, pour qui je serais prête à devenir gaga du vélo rien que pour savourer les plaisirs d'une balade au soleil entre ses temples (ce qui est en soi tout un exploit!). Je veux l'Iran, son Isfahan, sa Shiraz, sa Tabriz... Je le veux depuis mes douze ans, et croyez-moi, je l'aurai tout entier et n'en ferai qu'une délicieuse bouchée, parsemée de ce célèbre caviar béluga iranien qui éclate en bouche. Miam! Je veux aller me perdre dans les hauteurs spectaculaires de la Géorgie (Gamardschoba Sakartvelo [1]), à Kazbegi, Ushguli, Mestia... Je veux me prendre pour une Heidi des temps modernes et dévaler les pentes abruptes pieds nus comme une enfant libre, dans un pays d'une beauté totalement insondable. Je veux suivre la route de la soie et fouler un de ses fiefs, l'Ouzbékistan, terre mystérieuse et palpitante sublimée par ses minarets aux teintes de turquoise et de vert, et ainsi non seulement contempler, mais nourrir mes pupilles azur par Samarkand et Boukhara, inshallah.


Je suis Anne aux Pignons Verts, les tresses en moins. Ce n'est pas moi que le dit, c'est Antoine. Il l'a découvert bien avant moi, quand j'avais quatorze ou quinze ans, et depuis lors, il m'appelle joyeusement ainsi. Comme Anne Shirley, j'ai ce lyrisme exagéré, ce petit côté théâtral parfois un brin déjanté, une chevelure de feu (ok, alerteeeee fausse rouquine, mais tout de même!), je suis agaçante (j'ai pas dit agace, là!) comme des ongles sur un tableau émeraude, j'ai prétendu jusqu'à je ne sais trop quel âge que les mâles, je n'avais pas besoin de «cette affaire-là», et j'ai été à une époque un rat de biblio (convertie en diva de biblio). Mais comme Anne, j'ai toujours cru que le monde était un grand terrain de jeu à émerveillements. Chaque seconde de vie se doit d'être célébrée, même les moins reluisantes, les plus lourdes, celles qui font écho dans l'univers à l'infini, transperçant le vide comme des clous un madrier. Je veux tout comme la belle rousse d'Avonlea. Moi aussi, je raffole des manches bouffantes.


Oh! Comme j'en veux des émotions! J'ai une ribambelle de désirs plus fous les uns que les autres. Même si on ne peut point tout posséder, on peut au moins arrêter de faire le chiot et de courir après sa queue pour plutôt oser regarder droit devant et préférer courir après des parcelles de rêves flottantes. Ça s'attrape, des bouts de rêves. Et une fois attrapés, ça se cultive, ça croît, ça germe, ça éclot. On veut la totale, le grand amour, celui qui prendra notre p'tit cœur après neuf heures en otage pour la vida loca et qui nous poussera irrésistiblement à siffloter des chansons d'Herbert Léonard en faisant des sauts de chat sur le trottoir, l'âme légère comme un doux nuage de barbe à papa. On veut du sexe, de la bagatelle, du cul, des parties de jambes en l'air, des culbutes, de coquines acrobaties. On veut se faire «cruiser», on veut «frencher», on veut de la dentelle et du cuir, des tatouages, des drinks aphrodisiaques, des nuits aux accents fantasmatiques débordants d'orgasmes, de frissons, de frotti-frotta. On veut jouir tel un feu d'artifice qui explose en pluie d'étoiles au-dessus du fleuve Saint-Laurent.


Puis, on veut l'amitié, la vraie, la durable, l'inconditionnelle, l'incommensurable, celle qui permet d'être soi-même en tout temps sans devoir supporter le regard empreint de jugement de l'autre. On a envie de se faire des sorties de sacoches, de soirées de gars, on veut partager une bouteille de bien belles bulles (Babette la baleine m'habite soudainement) et un bon tartare de saumon du Bistrot La Réserve [2] après une journée de travail éreintante, planifier un long week-end dans la métropole pour assister à un match, pleurer notre vie au téléphone sans se faire interrompre, ventiler un bon coup, rire aux éclats. En addition, on veut une famille unie à la vie à la mort, des chicanes aussi anodines qu'un point-virgule dans une phrase et beaucoup de discussions interminables. On veut un enfant, un petit poupon tout rose qui serait à soi et qu'on pourrait «catiner» pour l'éternité, histoire de chasser son propre cafard les soirs d'hiver trop moroses. On veut faire du «Carpool Karaoke» avec sa sœur sur Karianne de Marc Gabriel pendant que nos mecs roulent des yeux et saignent des oreilles... «Karianne, tu es la fin et le commencement, tu es ma force de vivre. Tu es l'espace et la source du vent, la terre, la mer et l'air que je respire. [3]» (Dieu que ça libère!).


Ensuite, on veut la gloire permanente ou momentanée, son moment «kid Kodak», on a beau dire qu'on ne cherche pas l'attention, on la veut comme tout le monde, du moins pendant une fraction d'espace-temps, et sentir le bruit des applaudissement bercer notre égo qui a besoin d'être flatté comme un gros toutou poilu. On veut l'accomplissement, l'épanouissement, la réussite, le succès, les honneurs et le salaire qui vient avec toute cette galère. Oui, on veut du gros cash sale et idéalement fafa à faire, car on trime en dingues à en suer de la raie comme des damnés. On veut du matériel, la grosse cabane (avec un walk-in, élément essentiel), ou la petite (avec un walk-in quand-même), la bagnole parfaite, la piscine et le chalet sur le bord du lac. On veut des loisirs, faire de la randonnée en Gaspésie, voir notre club de foot gagner une coupe MLS, faire des triathlons en vrais conquérants, du crossfit et du yoga ashtanga, pourquoi pas, prendre des cours de tango en Argentine avec ce beau prof langoureux qui a «le move», ou cuisiner des macarons aussi bien que Jérôme Ferrer. Maudit qu'on en veut des affaires. On en veut des vertes et des pas mûres.


Et on veut être cute comme un chaton et miauler à qui mieux-mieux, être beau et désirable, un vrai Apollon, se beurrer la face de rouge à lèvres fancy et sentir autre chose que le pot-pourri de tante Gertrude (rien de mieux qu'un «splouch» ou deux de parfum raffiné pour réveiller les narines paresseuses). On veut une jupe griffée, des talons faisant office de perchoir de luxe pour la perruche que l'on est, une cravate parfaitement nouée, une coupe de cheveux à la mode, les verres fumés les plus éclatants, une orgie de style, du swag, une garde-robe à la page et l'audace des grandes stars hollywoodiennes. Même si on veut bien être de l'intérieur, on veut aussi bien paraître de l'extérieur. Tout le monde sait que les beaux récoltent plus et comme on veut la corne d'abondance...


Je suis gourmande, je suis une ambitieuse emprisonnée dans un petit format tout en courbes, je suis aussi rêveuse que l'impératrice Sissi de Romy Schneider, j'ai les limites extensibles et les reins solides. Quand je veux, je veux aussi fort qu'un ouragan capverdien en pleine expansion. J'ose encore vouloir des trucs pratiquement irréalisables, comme la paix dans le monde, l'égalité pour tous, une planète proprette où il fait bon vivre, mais vraiment, vraiment bon, là, la survie des baleines bleues, des tigres de Sibérie et des gorilles des montagnes. Je rêve que le paludisme et le sida soient enrayés. Et puisque je ne suis pas qu'une superficielle égoïste qui ne veut que pour son propre nombril, je veux du partage, de la fraternité, de l'ouverture. J'aimerais un monde rempli de didascalies écrites pour nous par une plume divine, histoire de savoir comment ajuster nos flûtes. Bon, j'aspire aussi à des trucs plus accessibles à court terme, comme avaler sans retenue les gnocchis à la ricotta de chez Fiorellino [4] ou le gâteau aux fruits de grand-maman. Vous vous en foutez bien, avouez, mais je me fous tout autant que vous voulez une vingt-cinquième coupe Stanley. On est quitte.


Nietzsche a écrit: «Vouloir libère [5]». Il n'y a pas plus grande liberté que de vouloir assidument quelque chose, envers et contre tous. Si vouloir dérange, une volonté anesthésiée tue carrément. Je veux, donc je vis à la folie.





[1] Salut Géorgie!


[2] Bistrot La Réserve, http://bistrolareserve.com/


[3] Karianne, chanson de Marc Gabriel sortie en 1990.



[5] Nietzsche, Friedrich, «Ainsi parlait Zarathoustra»



| par La vie est un piment

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