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Embaba, chez moi



«La simplicité que je recherche est tout à côté de la complication et cette frontière est si mince, si fragile.» (Keato)

À Embaba, populeux quartier de Gizeh, le poste de police est tapis derrière les barbelés, presque absent. Je ne me souviens d'ailleurs pas y avoir déjà vu un policier patrouiller les grandes avenues. Le soir, une douce odeur de fumée trouve mes narines excitées et se mêle au parfum terreux des ruelles non-pavées. Lorsqu'il pleut, petit miracle cairote presque inespéré, le sol devient boueux à souhait, d'immenses crevasses saillissent soudainement et se font une joie de salir les pans des abayas qui trainent au passage des femmes. Les enfants sortent de l'école et sautent dans les flaques d'eau comme si c'était le jeu du siècle, au diable les consoles de jeux vidéos, la pluie, c'est franchement mieux et Instagram se voit tout à coup inondé de clichés aqueux à l'instar des avenues fraîchement lavées par les rares larmes célestes. Si on ne veut pas se salir les godasses, vite, on saute à pieds joints dans un tuk tuk aux amortisseurs gravement amochés qui crache sa musique de tuk tuk (parce que ça existe, la musique de tuk tuk) comme une discothèque mobile made in India catapultée en Égypte. Le jeune chauffeur me zyeute dans son rétroviseur d'un œil inquisiteur, un brin traumatisé de découvrir une rousse étrangère dans son quartier baladi [1], et incapable de me dire un seul mot en anglais, il engage la conversation avec mon amie qui me traduit au fur et à mesure sa litanie.


«Je veux voyager, moi-aussi!», qu'il me dit, souriant. «Au Qatar ou en Ukraine. Tu y es allée?»

«La'a [2]. Je n'y suis jamais allée.», que je réponds.

Et mon amie de lui dire mi rieuse mi moralisatrice:

«En Ukraine, hein? Avoue que tu veux aller courir les filles! Qui veut aller en Ukraine pour le simple plaisir d'y aller, sinon?»


Et lui de jurer que ce n'est pas sa raison. Hum, hum. J'ai envie de rire en le voyant rougir, mais je me retiens en me mordant la langue, de peur de l'offusquer.

L'incommensurable beauté de cette fourmilière réside dans les scènes du quotidien au brut. L'œil humain a tendance à chercher le beau dans les paysages de cartes postales, la mer turquoise, les fleurs exotiques et les couchers de soleil spectaculaires. Mais la beauté est là, partout autour, même dans le free for all, dans le désordre et la folie furieuse. Elle existe dans les tenues colorées des jeunes filles qui nouent leur hijab de mille et une façons en suivant religieusement la mode, l'expression prenant ici tout son sens. La mode est au hijab carré, m'explique-t-on lorsque je pénètre dans un kiosque qui en vend dans toutes les déclinaisons de teintes possibles. Et alors que j'essaie des foulards, on m'apporte une Fayrouz [3] à l'ananas tout juste achetée au magasin d'à côté, simplement parce qu'on a su entre les branches que j'étais friande du légendaire breuvage malté. Toute l'hospitalité d'Embaba tient dans cette cannette de Fayrouz gentiment offerte pour me faire plaisir. Puis, je continue ma route, suivant mon hôte dans les méandres d'un marché extérieur en pleine rue, qui expose un éventail de délicatesses me semblant toutes exotiques. Les étales débordent de mangues, de bananes locales, de figues juteuses, de grenades dont les grains écarlates explosent sous la dent et de dattes de plusieurs variétés, dont les fraîches, que je découvre pour la toute première fois. Je m'amourache du doux parfum des patates douces qui grillent sur le charbon de bois, et je m'exclame de découvrir des fraises égyptiennes, bien rouges et juteuses, moi qui croyait que le pays n'était que désert. Mon amie Hend me donne un cours 101 d'agriculture égyptienne, m'expliquant l'immense fertilité du delta du Nil. Ça sent le citron vert et l'hibiscus, la coriandre et l'anis.


Embaba me donne faim de ta'ameyya, la version égyptienne des falafels, petits gâteaux de gourgane légers comme des nuages, et de foul, copieux plat de fèves engouffré goulûment au petit déjeuner. Il me donne faim de koshary arrosé de sauce piquante avec beaucoup d'oignon frit, snack de prédilection de la coquette Heba. Il me donne même envie de brownies quand, pour pouvoir atteindre le secteur, on passe en périphérie du quartier de Kit Kat, à Agouzah, même si vous vous doutez bien que la célèbre tablette chocolatée n'a rien à voir avec le bouillonnant arrondissement et ses étroites ruelles. Il me donne faim de pain chaud et craquant, la boulangerie du coin, incrustée dans la pénombre d'une allée sans nom nous embaumant de l'odeur des petits pains chauds et gonflés comme des ballons, des pains plats fins comme du papier, des baklavas dégoulinants de sirop, de la basboussa bien riche, des konafa craquants. Ça sent le bonheur, ça sent l'Égypte. Les blocs à appartements sont si près les uns des autres que lorsqu'on se perche sur son balcon et que l'on tend la narine, on peut deviner quel voisin d'en face cuisine quoi (et qui a brûlé quoi!).


Je me demande tout de même comment j'ai atterri là, nom d'un baklava, moi qui vient d'un racoin aussi ordonné qu'une cérémonie protocolaire où chaque élément occupe la pure et simple place qui lui est due. Je tourne la tête à droite, puis à gauche, et je découvre des rues défoncées par l'usure des voitures, des scooters et des passants qui en foulent le tapis de terre battue au quotidien. Ces rues sont si étroites, si exigües, qu'on a du mal à comprendre comment des véhicules sont capables d'y circuler à travers tout ce brouhaha. Les édifices penchent un peu, et on note plusieurs étages en construction s'empilant sur les structures déjà existantes. Ça me fout un peu la trouille, mais ça tient bon. Les tours de Pise des temps modernes semblent pousser ici, à Embaba, comme des champignons. J'ai l'impression d'avoir été catapultée dans le cœur d'un labyrinthe au parfum de noix de coco grillée foisonnant de vie, dans lequel je ne peux ni écrire ni parler pour me faire comprendre. Du coup, tout mon corps se convertit en instrument de communication. J'ai comme seule issue de danser pour raconter, et je comprends alors, telle une illumination divine, que le ballet et la danse moderne peuvent dire, raconter, susurrer, et non pas seulement montrer.


Oui, à Embaba, je deviens une ballerine en tutu qui tente de se frayer un micro chemin à-travers un essaim d'enfants qui bourdonne derrière un ballon rond, se prenant pour Mohamed Salah et je fais des pointes pour épargner un peu mes chaussures blanches sur ce lit sablonneux. Tout près, la mosquée ronronne: C'est l'heure de la prière et il y a foule. On attrape au vol quelques bribes de la radio qui diffuse le récit du Coran, à travers les volets entrouverts de l'immeuble d'en face. J'ai beau être dépaysée, j'occupe totalement mon espace, et personne n'en fait de cas, faisant fi de mes cheveux déjà empoussiérés et de mes bras nus.


Devant moi, une femme en niqab interpelle de sa fenêtre un vendeur ambulant qui vend des victuailles et lui descend un seau attaché à une corde de sa fenêtre pour que l'homme y dépose ses précieuses denrées en échange de la monnaie qu'elle y a jeté. Je regarde mon amie, amusée, et elle m'explique que cet ingénieux système permet de ne pas avoir à dévaler en trombe six étages en pyjama et en chipchips [4] avec le bébé sous le bras pour être capable d'attraper un marchand au passage. «Ça permet aussi à une voisine de nous donner la clé de la porte du bloc, pour qu'on puisse monter la visiter, sans qu'elle ait à descendre pour nous ouvrir.», explique-t-elle. J'en conclus que les intercoms n'ont pas encore trouvés leur chemin jusqu'à Embaba, du moins pas dans ce secteur du quartier, à voir le nombre de seaux pendouillant des balcons et des fenêtres, accrochés entre les fanous [5], vestiges du dernier Ramadan. Faute de bonne fortune, on fait preuve d'imagination. C'est la fin qui justifie les moyens.


Dans une telle fourmilière, on découvre une infinie beauté à travers la débrouillardise de tous et chacun pour monter sa petite affaire. Mine de rien, la vie s'organise, repoussant peu à peu les limites du quotidien, et un système s'installe et fonctionne plutôt bien à travers le tohu-bohu qu'il génère pourtant. Des échoppes en tous genres s'alignent sur le bord des grandes artères, semant des nuages de couleur dans la noirceur providentielle de la nuit. Même à vingt-deux heures, ça grouille de gens et le nez est en effervescence. Il capte les effluves des chichas fumées dans le café du coin par une horde d'hommes captivés par les écrans qui diffusent un match de Liverpool contre Southampton. Lorsque le numéro onze marque, ils exultent et gloussent que la prochaine coupe du monde leur appartiendra, inshallah [6]! Même à cette heure, la boulangerie continue d'ajouter du pain frais à ses étales. Pas étonnant que les gens d'ici soient friands de late snacks, et grignotent tard le soir.


Autre soirée, même mœurs. Ça klaxonne à qui mieux-mieux et les tuk tuks continuent de cracher leur musique festive en conduisant à sens inverse sur Talaat Haab en tentant d'éviter charrettes, minibus et voitures sortant d'un film des années quatre-vingt-dix. Ce soir, mon chauffeur de tuk tuk a probablement quatorze ans, grand bien lui fasse. Je me dis que si je ne saisis pas ma chance, le prochain à s'arrêter sera peut-être encore plus juvénile! En tournant la tête, je vois une conductrice qui coupe notre véhicule, et je remarque qu'elle a réussi à coincer bien serré son téléphone portable entre son oreille et son hijab et qu'il tient là tout seul, comme par magie, puisque ses deux mains sont sur le volant. C'est probablement le téléphone main libre, version égyptienne, pensais-je en souriant. Puis, on passe devant une ruelle où un groupuscule joue au billard en plein milieu de la place. La table a été déposée sur le sol terreux, et il n'y a pas là matière à se compliquer l'existence. On veut jouer au billard dans la rue? On joue au billard dans la rue, un point, c'est tout! Je me dis à cet instant que c'est la plus cool salle de billard de l'univers, et quiconque veut me contredire devra me fournir une preuve visuelle à cet effet, je n'accepte rien de moins. Un peu plus loin, un mariage s'organise. La rue sera fermée demain pour les célébrations, et on est en train de monter un setup de la mort qui tue pour recevoir tous les invités. Plus tard, les femmes iront attendre la future mariée chez la coiffeuse, et à sa sortie, la suivront en cortège avec musique, applaudissements et hululements joyeux. En face, des chiens errants roupillent paisiblement sur le capot des voitures encore chaudes cordées dans l'espace exigu faisant office d'espace de stationnement.


Ici, tout fonctionne, à ma grande surprise. On a besoin d'un électricien pour réparer sa bouilloire? On l'appelle et il arrive en trombe pour faire la tentative de réparation dans les minutes qui suivent. Il s'installe dans le salon et démonte l'objet scrupuleusement, regarde les éléments, palpe les ressorts. On lui offre un verre de thé et une assiette de fruits, il nous parle des bruits qui courent. Plusieurs fois par semaine, le collecteur de déchets passe de porte en porte. Il récupère les poubelles des gens et apporte le tout chez lui pour les trier et récupérer ce qui peut se revendre. La collecte des vidanges est manuelle et ardue, et des milliers de gens vivent des déchets des autres, à Embaba comme ailleurs. Il y a même un quartier principalement copte, Manshiyat Naser [7], qu'on appelle communément Garbage City, au Caire, lequel est principalement peuplé d'ouvriers travaillant à la récolte et au tri des poubelles. Cette réalité m'était carrément inimaginable avant que je n'y mette les pieds. Mais dans les quartiers de la métropole, Embaba ne faisant pas exception, l'économie roule tranquillement mais sûrement à coups de collecteurs de déchets, de surveillants de toilettes publiques, de «stationneurs» de voitures, de cireurs de chaussures et de vendeurs de ci ou de ça.


Malak et Mariam viennent en visite ce soir et je sens qu'elles vont m'étourdir avec leur bavardage incessant. Je suis probablement la première étrangère avec qui elles ont un contact, car ça ne court par les rues à Embaba, et Malak n'arrive pas à comprendre que je ne parle pas arabe. Ainsi, elle me raconte des tas d'histoires incroyables (je suppose) dans la langue d'Oum Kalthoum [8]. Les petites s'activent à me faire pratiquer tous les mots qui leur passent par la tête, chat, bras, poupée, tasse, puis mettent ensuite de la musique et se dandinent sur le rythme de Despacito... Oui, tout comme moi, Luis Fonsi est un des rares étrangers à avoir traversé les mystérieuses frontières d'Embaba... à mon grand désarroi. J'aurais bien aimé être la seule touriste du secteur, comme une pionnière, malesh [9]. Un voisin cogne à la porte et on l'invite à entrer. Il est presque minuit, mais on le convie à une part de gâteau et un verre de thé à la menthe. C'est l'occasion rêvée de faire taire Luis et Justin, Dieu soit loué.


En déambulant entre les boutiques où cohabitent de pâles imitations de chaussures et de sacs de marque, je m'arrête un instant pour scruter une alléchante vitrine en humant la douce odeur de la vie locale. Au loin, on voit une file d'attente aux bureaux gouvernementaux qui s'éternise: On veut obtenir une carte pour avoir accès aux denrées subventionnées par l'État, comme le pain et l'huile. L'attente semble interminable, certains ont pris une demi journée de congé pour arriver à leurs fins, il fait chaud pour le mois de novembre et on respire la poussière et l'essence à plein nez, mais on n'échappe pourtant pas à la douce poésie du moment présent. En regardant autour de moi, je constate la folie délirante du lieu, et la simplicité bien camouflée sous ces apparats froufroutés. Une citation d'Alfred Jarry me vient en tête: «La simplicité n'a pas besoin d'être simple, mais du complexe resserré et synthétisé.». Embaba, c'était exactement ça, du complexe resserré et synthétisé dans l'utilitaire et le bigarré, dans l'exubérance et le bruit, dans un chaos harmonieux et parfumé.


Et je m'y sentis soudainement chez moi.





[1] local


[2] non


[3] boisson gazeuse maltée égyptienne, déclinée en différentes saveurs.


[4] en sandales de plastique


[5] lanternes très populaires lors du mois du Ramadan.


[6] Si Dieu le veut



[8] célèbre chanteuse égyptienne


[9] tant pis



| par La vie est un piment

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