
«Un des plus beaux cadeaux que nous ait fait la vie, c'est quand notre prénom a l'air d'un mot gentil.» (L'Essentiel - Ginette Reno)
Notre p'tit nom, c'est ce à quoi on se rattache en tout premier lieu face à l'adversité. Il est notre lien primaire avec notre identité, sellant les balbutiements d'une personnalité naissante de façon encore plus signifiante que les liens du sang. Il nous fait tourner le coco lorsqu'on entend son écho familier au milieu d'une foule, fait palpiter notre cœur, boum boum, lorsqu'il résonne sur les murs de béton d'une classe fébrile, dans une lugubre salle d'attente au teint verdâtre ou dans un théâtre bondé de petits rats. J'ai beaucoup voyagé et pour mon âge, j'ai amplement vécu. J'ai rencontré une kyrielle d'individus ayant une histoire de prénoms passionnante à raconter et découvert que l'art de nommer les gens s'avère partout en ce bas monde un élément culturel de choix. Les parents rivalisent d'imagination et de créativité pour étiqueter leurs bébés en leur choisissant un prénom. Il faut dire qu'à l'instar d'une marque au fer rouge, ça les suivra pour la vie.
Sortir du lot
Lorsque j'ai demandé à mon frérot quels avaient été ses critères pour choisir le prénom de ma nièce, j'ai trouvé sa réponse rafraîchissante: «On le voulait court et pas composé. On voulait que ce soit évident que c'était un nom de fille». Des critères logiques et cérébraux, quoi! Et il ajoute: «Moi, j'avais un p'tit côté gars-gars qui voulait que ça sonne féminin au boutte [1]». Ça, c'est le critère romantique et «cute». Mais mon frère est à contre-courant de la tendance nord-américaine à nommer par l'innommable de pauvres petits enfants sans défense. À notre ère, tout le monde veut se démarquer en matière de droits d'auteurs de prénoms, à l'image de cet individualisme primant sur le collectif, les grands idéaux étant cuisinés à la sauce «je me moi». On veut du piquant, du sucré, de l'aigre et de l'acidulé, tout ça en un seul nom, et tout le monde pense tout à coup savoir cuisiner! On rivalise avec le voisin dans la manière de nommer nos marmots. On se dit: «Si jamais fiston devient une star, son nom se démarquera des autres, et il n'aura pas besoin d'y faire des altérations pour le rendre plus sympa.».
On dénote de plus en plus de prénoms inventés de toutes pièces et chiés de nulle part et on voit poindre des lettres rares dans à peu près n'importe quel prénom, des «h», des «y», des «z». Certaines lettres sont aspirées comme la poussière d'un racoin miteux par la balayeuse, d'autres sont tues (chuuuuut!), quelques unes sont étirées telles une chevelure crépue sous l'emprise d'un fer plat. Il n'est pas rare qu'on entende des: «Mon fils s'appelle Jonathan mais avec deux «h»... Oui, «Johnathan», mais sans la prononciation anglaise, s'il vous plait.». Misère! Puis, on redécouvre l'encyclopédie de la botanique au grand complet avec les Rose, Violette, Marguerite et Jacinthe qui sortent des limbes. On est aussi en plein retour de balancier, les prénoms des vieilles têtes couronnées faisant un retentissante réintégration dans les registres: Georges, Léopold, Elizabeth, Louis, Victoria... Même les tortues ninjas et les personnages de Disney servent de référence quand vient le temps de choisir ledit nom! Les tendances sont là, extravagantes, mais nettes et cristallines.
Le phénomène turc
En Turquie, l'art de prénommer prend une tangente différente de ce qui est connu est accepté par les pays occidentaux. Déjà, il faut comprendre que les turcs prennent très au sérieux le rituel du choix du prénom. Pratiquement n'importe quel mot du dictionnaire peut faire office de prénom, croyez-le ou non. On nomme en effet les gens en fonction d'objets, d'idées ou d'animaux qui nous plaisent et qui ont un sens important à nos yeux. Ainsi, on rencontre à tous les jours des Emel (ambition), des Endam (stature), des Burcu (signe), des Can (âme), des Alper (soldat guerrier), des Ayhan (roi de la lune), des İpek (soie), des Uğur (bonne fortune), des Damla (goutte), des Aslan (lion), des Nur (lumière)... On ne rigole pas avec les mots, en Turquie! C'est du sérieux! Il n'est pas rare qu'en plus du sens, on ajoute un concept qui s'appliquera à toutes les naissances de la famille. Chez mon amie, par exemple, ils sont trois enfants: Özgür (libre), Özlem (dont on s'ennuie) et Özer (vrai soldat). Non seulement les prénoms ont un sens et sont tous constitués de deux syllabes, mais les parents ont de plus décidé de les faire commencer par le son «öz». Les concepts peuvent prendre un angle inattendu et déroutant pour quiconque n'y étant point familier. Ainsi, je connais deux frères prénommés Savaş (guerre) et Barış (paix). Je sais, je sais (respirez par le nez!), on jurerait que maman et papa étaient obsédés par les briques de mille pages de Tolstoï.
La touche latine
Les Latinos ne sont pas en reste quand vient le temps de choisir un prénom pour leurs marmots braillards. La plupart des Latinos ont deux prénoms et deux noms de famille. De plus, en Amérique latine, l'ainé s'appelle souvent comme sa mère ou son père... qui lui-même s'appelle comme sa mère ou son père. On peut donc avoir dans la même maisonnée trois personnes au même prénom (Alfonso señor, Alfonso junior et Alfonso tercero). Pour compliquer les choses, il existe en espagnol des surnoms (apodos) associés intrinsèquement aux prénoms, et l'enfant que l'on baptise vient donc avec un prénom... et le surnom qui y est attaché et par lequel la plupart des gens l'appellera toute sa foutue vie! De quoi donner la migraine... Si on applique cette règle, tous les Luis deviennent des Pepe, les Alfonso des Poncho, les Francisco des Pancho, les Alberto des Beto, les Guadalupe des Lupita, Les Marcela des Chela, les Fernando des Nando, les Encarnación des Chona, les Ignacio des Nacho, les Vicente des Chente, les Dolores des Lolita, les Antonio des Toño, les Jésus des Chuy, et ainsi de suite [2]. Aussi, on dénote deux autres tendances plutôt amusantes. La première est de nommer son enfant en l'honneur d'un personnage historique ou religieux. On croise régulièrement des enfants s'appelant Julio Cesar (Jules César, hé oui), José María (Joseph-Marie, comme les deux parents de Jésus) ou des trentenaires Juan Pablo (Jean-Paul, pour faire un clin d'œil au Pape qui régnait à leur naissance.). La deuxième est de choisir un prénom russe pour son enfant. Allez savoir pourquoi, mais il pleut des Victor, des Vladimir, des Anastasia, des Natalia et des Tatiana du Mexique à l'Argentine. La russification du prénom latino, qui l'aurait cru? Il faut dire qu'à une époque pas si lointaine, le communisme était répandu au sud de la frontière américaine.
Les prénoms arabes
Les Arabes tendent à nommer leurs enfants en fonction de l'histoire des trois religions dont le berceau est au Moyen-Orient: Le Christianisme, l'Islam et le Judaïsme. Le prénoms saints sont prestigieux, et on voit donc des Leïla, des Fatima, des Mohamed, des Mariam, des Youssef et des Zeinab à profusion. Il existe des règles suggérées pour nommer son enfant selon les préceptes de la foi musulmane, bien que celles-ci ne soient pas toutes appliquées à la lettre. Entre autre, il n'est pas recommandé de doter son enfant du même prénom qu'une personne reconnue pour sa mauvaise réputation ou sa tyrannie, ni de choisir un prénom sous-entendant vanité et orgueil. De plus, Allah ayant quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux-ci devraient lui être exclusifs. Malgré tout, on découvre une douce poésie dans les prénoms arabes courants. Il y a des prénoms floraux, comme Dalia, ou d'autres, comme Dounia, qui réfèrent à la terre, à la vie sur Terre. Malak signifie ange. Amir veut dire prince, Ramzi énigme, et Rasha fait référence à une petite gazelle. Certains parents, par soucis d'égalité, nomment leurs enfants avec un nom commençant par la même lettre, et dont le nombre total de lettres est identique. C'est le cas chez mon amie égyptienne, où les trois filles on un prénom à trois lettres arabes (quatre lettres romaines) débutant tous par un H: Hend (abondance), Hoda (droit chemin), Heba (qui est un don). Trois lettres, trois «H», trois filles. C'est ce qu'on appelle avoir de la suite dans les idées, ma foi!
La «glamourisation» des prénoms
Les «zinternettes» et l'accessibilité relativement nouvelles à cette réalité qu'est le multiculturalisme ont amené des tas de nouveaux prénoms dans le paysage local. On découvre des sonorités inattendues en apprenant des langues étrangères, on aime la connotation qu'un tel mot a, son aura, ou ce qu'un tel agencement de lettres reflète. Cette tendance des années 70 et 80 à affubler un bon p'tit francophone «pure laine» d'un prénom anglo semble perdurer. Les Kevin, les Steve, les Jason ont laissé place aux William, Zachary et Lohan. Au Québec, on a toujours «glamourisé» les prénoms en langue anglaise. S'ajoutent maintenant les noms en «a», lesquels sont hyper «jet-set»: Sophia, Amelia, Laetitia, Olivia... des noms qui pourraient être ceux de personnages des Feux de l'Amour, quoi! On se fout du sens que le prénom a et on préfère se fier à son esthétique, son prestige et sa polyvalence. On aime ce qui se prononce bien à l'international. Audrey peut se dire «Odrè» ou «Owdreille». C'est le comble du glamour! C'est mille fois mieux que Charlotte qui rime avec «plotte» (ma maman a décidé de ne pas m'appeler Charlotte, justement pour cette raison). Ou Adolphe. Car on le sait, appeler son fils Adolphe [3] peut détruire votre famille big time.
Certaines personnes portent merveilleusement bien leur prénom. Il semble fait sur mesure pour eux. Mon ami Librado, par exemple, dont le prénom veut dire «libéré», vénère en véritable disciple cette liberté tant difficile à avoir et en prend soin comme la prunelle de ses yeux. En ce sens, son prénom lui va comme un gant et il l'incarne superbement. Cependant, les prénoms viennent aussi avec de l'eau dans le gaz. Ma sœur Pascale s'est toujours battue comme un vrai petit soldat pour qu'on n'oublie pas le «e» à la fin de son prénom et ne trouvait pas toujours ça sexy d'avoir le même nom que le saint cierge. Mon conjoint, gamin, a déjà eu neuf autres invités au même prénom que lui à son anniversaire. Quand un prénom est à la mode... Allô les mamans de l'époque! Les autres prénoms étaient interdits ou quoi? Quant à moi, j'ai un prénom composé. Marie signifie «celle qui a été choisie», et Ève, «source de vie». Mis ensemble, ça fait un prénom lourd à porter, et ça nécessite une vie entière pour l'assumer. Qu'à cela ne tienne, j'ai beau le porter tout croche, je le porte tout de même. Et quand quelqu'un me demande «c'est quoi ton p'tit nom?», je réponds que lorsqu'il est question de prénoms, tout est grand.
[1] au max
[2] Liste des surnoms venant avec les prénoms latins: http://academic.csuohio.edu/guatespn/sandoval/Nicknames-ApodosList.pdf
[3] réfère au film Le prénom, tiré de la pièce de théâtre du même nom, d'Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte.