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Doux rancard au Fiorellino

«Si j'étais immortel, j'inventerais la mort pour avoir du plaisir à vivre.» (Jean Richepin)


Montréal, un soir d'hiver. Un soir de poésie. Un soir de neige fine comme du sucre en poudre, de brise mordante qui fouette les joues, de mitaines de laine et de foulard à froufrous. Un soir de bonheur, de bonne humeur. Je porte ma jupe noire satinée et me bottes neuves qui brillent dans l'obscurité de la nouvelle nuit, j'ai confectionné de mignonnes petites frisettes au fer plat à ma chevelure de feu, je me suis dessiné de grands yeux charbonneux et de pulpeuses lèvres groseille, j'arbore mon collier «Cléopâtre» acheté à Dahab, je me trouve hot as fuck. En ce soir de semaine plus que banal, j'ai un doux rancard. Je me suis mise sur mon tente-six pour l'occasion, la poitrine pigeonnant un tout petit peu hors du soutien-gorge (elle roucoule presque), et je laisse une douce traînée de Cashmere Mist dans mon sillon en descendant la Côte du Beaver Hall de mes petits pieds pressés.


Un mardi soir...

Ma jupette et moi, on dévale Montréal et ses trottoirs verglacés.

Montréal est merveilleuse à dévaler lorsqu'elle se laisse docilement faire.

Je sens mon mascara qui cristallise sur mes cils humides à cause du froid.

La scène est presque romantique. Des yeux embués, c'est toujours presque romantique.

J'ai hâte. Je palpite en entier au rythme de mon cœur.

C'est moi qui ai choisi le lieu de la belle rencontre.

Je me sens vivante.


Je t'entends déjà chuchoter: «Non mais, elle n'est pas mariée, elle?». Oui, je le suis, pour le meilleur, le pire, et l'entre-deux. Mais ça ne change que dalle, ce soir, je sors. En tournant sur de la Gauchetière, je sais que je vais passer une soirée mémorable avec quelqu'un qui en vaut toutes les peines du monde. Voilà pourquoi je survole les derniers cent mètres telle une femme quetzal. Et en entrant au Fiorellino [1], bistrot italien du centre-ville qui me plait tant, la présence de ma date se fait sentir sur le champ. Je souffle sur mes doigts gelés en souriant un peu bêtement. Ça me réjouis de pénétrer dans le grand local sympathique aux effluves gourmandes qui me font saliver d'emblée. Sur le coup, je me demande tout de même ce que je vais bien pouvoir raconter toute la soirée. Je n'ai pas l'impression d'être dans un état propice à la discussion intime. Après tout, j'ai beau avoir de la jasette à revendre (ma réputation n'est pas fausse), on ne sait jamais comment pourrait se dérouler une soirée entière avec quelqu'un. Mais je ne devrais pas m'en inquiéter outre mesure, car il parait que j'ai ce don de choisir en toute justesse avec qui j'égrène joyeusement mon temps. Et j'ai un talent inné pour bien m'amuser, en prime, ce qui m'enlève tout à coup ce stress que je ne devrais de toute façon pas avoir.

C'est avec moi-même que j'ai rendez-vous, précisément.

Oui.

Avec «je-me-moi».

Je me suis mise belle pour me rencontrer.

Ça m'arrive, parfois.

De me mettre belle. Et de me rencontrer.

«Bonsoir, comment ça va, beauté?»

- Ça va bien, et toi, beauté?

- Idem. Tire-toi une bûche.


Le temps gracieusement passé avec moi-même m'apprend une multitude de détails et de particularités à-propos de cette chair et de cette âme qui sont miennes. Chaque minute de tête-à-tête avec ma face à claque en vaut donc la peine et la misère. Déjà, il n'est pas donné à chacun de pouvoir s'asseoir dans un lieu public face à son soi en toute humilité avec tout le temps de l'univers pour penser un brin à se découvrir, à s'effeuiller les sentiments et les pensées à gogo. Heille! C'est long en titi, une soirée entière, quand on ne sait pas par où commencer. L'intériorisation, la réflexion intime et l'ancrage dans le présent ne sont pas des disciplines maîtrisées aisément. Moi-même, je me dis que l'avenir est bien flou, et que les routes devant moi sont si multiples que je ne crois pas avoir si envie que cela d'y réfléchir avant de me présenter au carrefour de ma destinée et de me décider réellement à les fouler. Mais ce soir, je suis emballée de me fréquenter, même si ça peut paraître égocentrique. On m'installe à une table qui fait face à une grande baie vitrée. Ça me parle. Je me cale dans ma chaise et commande un verre de prosecco.


Bon. Tu me juges. Tu me juges parce que je bois seule dans un resto en pleine semaine. Toute ta jeunesse, toi aussi tu as entendu des phrases du genre: «Quelqu'un qui boit seul est à risque de devenir alcoolique». Je te comprends, moi aussi on m'a saoulé avec de telles généralisations dramatiques. Mais comme un bon vin se bonifiant avec le temps, j'ai accumulé un peu d'expérience de vie, et voilà, je crois maintenant que de boire beaucoup trop, trop souvent, c'est un peu ça, la route vers l'alcoolisme, qu'on soit seul, bien ou mal accompagné. Tu conviendras que ça fait du sens, mon affaire, surtout que je ne bois même pas un verre par semaine. «Halte là, mamzelle toute seule! Stop! Cul-de-sac! Demi tour!» Ma tête me gronde comme si j'avais douze ans. Pourquoi me justifie-je comme une gamine qui a fait un mauvais coup, soudainement? «Marie, arrête de te justifier, drette là. À ton âge, tu ne devrais plus en avoir besoin.». Bon point, cerveau. Tu réfléchis bien. Et une si belle rencontre mérite des bulles, je le décrète, alors ainsi soit-il. Ce soir, la vie est un prosecco. Santé, à mort les remords, au cachot les justifications déraisonnables et vive les bulles! Je fête mes yeux bleu-verts, mes ambigüités, mes contradictions et mes convictions en levant ma flûte!


Alors me voici, le popotin plus que confortable, les yeux azur scrutant le parc d'en face et son épaisse couverture de neige à travers une vitre limpide, les lèvres trempées dans de l'effervescence en bouteille, une assiette de burrata laiteuse à souhait posée devant moi, à me souhaiter chaleureusement la bienvenue à ce repas providentiel. En entamant le fromage, mes pensées divaguent déjà vers cette sensation de bien-être installée dans le creux de mon ventre. C'est en faisant du yoga que j'ai appris à surveiller à quel endroit se déposent les émotions dans mon corps et ça me sert merveilleusement bien. Lorsque l'on est seul, on pense à l'existence, à son quotidien, à son futur, et on ne tente de plaire à personne sauf à soi-même. Il n'y a pas de compromis dans la solitude volontaire. On EST, un point, c'est tout. On doit vivre avec sa merde tout comme avec ses diamants. Et je suis là, seule au Fiorellino, à sourire comme une idiote à mon reflet dans la vitre. Je ne crains pas cette conversation qui s'engage. Ma voix intérieure me ressasse des souvenirs, me pointe mes faiblesses, me raisonne et m'encourage. Elle se fait l'avocat du diable quand j'ai l'impression que tout est défini, me raconte des histoires à coucher dehors, des fables romanesques et des paraboles bibliques, me souffle des mots que j'attrape au passage du bout des ongles et qui deviendront les textes que je vous ponds... Que je me ponds, avant tout, puisque l'écriture s'avère mon exutoire béni et les mots, mon éternel terrain de jeux.

Au moment où l'on me sert mes gnocchi pomodoro à la ricotta, j'ai déjà bien discuté. J'en suis rendue à me chamailler avec ma conscience à-propos des objectifs que j'aimerais me fixer pour me remettre en forme. Je lui dis que j'aimerais faire du sport quatre à cinq fois par semaine, tandis qu'elle tente de me convaincre de ne plus me fixer d'objectifs, justement, et de vivre un jour à la fois, tout en ayant pleine conscience de mes besoins. «Écoute ton putain de corps!», qu'elle me dit, d'un ton exaspéré. Et moi de lui répondre du tac au tac en sifflant comme un serpent que sans de multiples objectifs, je m'égare dans la dense forêt de mes intentions. Je devine que cette partie de bras de fer entre elle et moi ne fait que débuter et qu'il faudra la poursuivre pendant au moins quelques autres repas en tête-à-tête. Du coup, je lui dis un «chut» retentissant et je la réduis impérativement au silence, le temps que je termine d'engloutir les délicieux petits coussins tomatés bien duveteux en ne pensant qu'au secret de la divine sauce dont je me régale. On ne peut pas toujours être en accord avec sa conscience, sans quoi elle ne nous serait d'aucune utilité. Avoir une conscience qui te flatte dans le sens du poil quand tu as plutôt besoin de connaître tes quatre vérités, ça te ferait une belle jambe, de toute façon! Misère...

Quand vient l'heure du dessert, je suis redevenue sereine. Car non, je n'ai pas hésité à commander ma part de tiramisu. Le tiramisu me rappelle tant de souvenirs de voyage et me remémore le Moyen-Orient, bizarrement, car j'en partage toujours un avec mon amie Hend, les rares fois où nous avons la chance inouïe de nous retrouver pour quelques instants volés à nos routines mutuelles du bout du monde. Et les beaux souvenirs, on le sait, sont toujours plus savoureux en bouche. Je vais te faire une confidence... J'hésite à prendre un dessert, quand je partage une table au restaurant avec quelqu'un, comme si l'autre devait absolument en prendre un aussi pour que je puisse avoir bonne conscience, ou comme si je cherchais à avoir l'approbation de mon vis-à-vis pour sentir que j'ai bel et bien droit à ma dose de sucré. Pourtant, dès que je suis seule avec moi-même, je sais ce que je veux et je suis ma première idée. Amenez-moi le tiramisu! Oui, je le veux, right now! Autre confidence... J'ai longtemps cru que le tiramisu était un dessert de l'empire du soleil levant (interdit de le répéter, là!)... Mitsubishi, Yokohama, Shiseido, sayonara, sashimi, arigato, yuzu, tiramisu... Ok. J'ai pas rapport. Mais avoue que ça ne sonne pas italien, mais plutôt japonais. Allez, avoue, qu'on passe à autre chose, bon!

Je me remets à penser à todo et à nada, je laisse mes dingues idées longer les murs, observer l'espace ouvert, flâner entre les tables comme des spectres, des entités. Elles observent le petit couple amoureux assis à côté, dont les pieds fusionnent et se séparent sous les chaises, en catimini. Elles regardent ces quatre amies en joyeuses retrouvailles autour d'une bonne bouteille de rouge qui grignotent des crostini en éclatant d'un rire contagieux comme du maïs soufflé «poppant» d'une casserole chaude. Elles zyeutent aussi ce vieil homme et son fils aux tempes grisonnantes qui parlent à demi-mot à une table dans le coin de la salle. Des larmes sont essuyées furtivement du revers de leurs grosses mains usées. Je détourne pudiquement le regard. La tristesse fait aussi partie de la vie, et parfois, on n'y peut juste rien du tout. Mes temps en solitaire, j'aime les dépenser à laisser vagabonder mon regard vers tous ces humains qui m'entourent. J'en sors plus riche, plus présente, moins décalée. J'observe beaucoup. Je remarque les hésitations de plusieurs à plonger dans le puits de l'audace. Je me dis alors que si on attend d'avoir quelqu'un à chaque instant avec soi pour profiter des petits bonheurs quotidiens, on passe à côté de grands moments qui n'attendent qu'à être vécus pour connaître leur apothéose.


Aussi, une fois ces pensées tristounettes balayées, je retourne en apesanteur dans ma tête de pioche, et c'est un peu rigolo, par moments. Je saute du coq à l'âne avec un malin plaisir et un peu d'essoufflement: «Est-ce ma jupe est remontée? On voit peut-être mes bobettes... OMG! Bon... Je pense que je vais avoir mes règles, en plus! Je me demande où ils ont bien pu acheter cette lampe, j'en veux une pareille dans mon salon. La p'tite serveuse saurait-elle ça, par hasard? Ouin, ouin, ouin, as-tu vu le méchant beau gosse? Il doit faire comme six pieds cinq! Mais il ne joue pas de mon équipe, c'est certain. Quoi que... Heille! Il est quelle heure, donc? Est-ce qu'on est mardi ou mercredi? À quelle heure ferme la pharmacie? J'ai besoin d'ibuprofène au plus sacrant. Mes crampes menstruelles! Ouille! Bon. Encore l'autre qui m'écrit un commentaire inutile sous mon statut Facebook. Je vais fermer mon cellulaire, je crois. Ou je le met sur vibreur? Est-il trop tard pour un latte au lait de coco? Ou devrais-je plutôt le prendre au lait d'amande? Nah! Lait de coco, c'est plusse mieux, bon! Starbucks ferme à quelle heure? J'pense que demain il va pleuvoir. Aussi bien aller marcher ce soir. Ça va être fait et j'ai besoin d'air frais. Le beau gosse, il est vraiment pas dans mon équipe, c'est confirmé. Man, son chum est trop beau! Quel gaspillage! Je me serai rincée l'œil, au moins. Mais en parlant d'œil, je sens que je commence une conjonctivite». Ça se bouscule ainsi dans ma tête... mais en mille fois pire! Cela dit, c'est divertissant et je ne m'ennuie jamais. Et non, je ne suis pas un TDAH. Je suis juste une artiste manquée.


Je suis choyée de compter sur des gens fantastiques auprès de qui je peux m'épanouir, mais je suis chanceuse à crever d'être capable de passer des moments seule avec moi-même par choix, que ce soit en sainte paix ou dans le «blablatage» diabolique de mon cerveau en liesse. Lorsqu'on a un malaise avec la solitude, qu'on sent que l'on doit remplir nos espaces vides par n'importe quelle opportunité qui nous passe sous le nez, on n'est par définition pas tout à fait heureux. Ou pas du tout heureux. Ou perdu dans le Far West, loin de cette connaissance de soi qui m'est si chère. Être en mesure de passer un agréable moment seul sans fioritures, même si pour certains c'est le comble de l'amour propre, ça reste un bel accomplissement. Dis-toi que si tu t'avères incapable de t'endurer toi-même, c'est peut-être un signe de mal-être à ne pas prendre à la légère.


Ce soir, j'ai envie de m'éterniser au Fiorellino comme une petite fleur qui continue de s'ouvrir doucement, comme un papillon qui défroisse ses ailes après avoir éclaté son cocon. L'ambiance est tamisée, la nourriture exquise et la conversation inspirante. L'auteur Claude Roy a déjà écrit: «Aime-toi, le ciel t'aimera». Ce soir, en ce doux rancard, je m'aime malgré tout.

[1] Le Fiorellino, http://www.fiorellino.ca/

| par La vie est un piment

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