«Tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c'est au football que je le dois.» - Albert Camus
Un bus à huit heures du matin. C'est follement tôt, j'avoue, mais comme je souhaite à tout prix arriver à Montréal à temps pour la partie, c'est le seul horaire qui vaille, alors je ravale mes bâillements comme une championne du monde toutes catégories du lever du corps matutinal et je m'active un brin. Le parcours dure presque huit heures en bus avec l'arrêt à Ste-Foy, huit longues heures à égrener comme les perles d'un chapelet. Ça en prend de la patience pour aimer de façon inconditionnelle (soupir à n'en plus finir). Je serai probablement à bon port autour de 15h45 si tout se passe comme prévu, mais avec les innombrables chantiers de construction pullulant au centre-ville, les bouchons de circulation à l'orée des ponts et les aléas de la vie, ne sait-on jamais. C'est un tantinet venteux dans mon patelin aujourd'hui; je me suis enveloppée dans mon gros foulard bleu, blanc et noir, les couleurs de l'Impact, mon club de foot chouchou, cette équipe qui m'a réconciliée avec le sport professionnel, rien de moins, moi qui avait déjà subi, comble de malchance, la double perte assassin de mes Expos et mes Nordiques plusieurs années auparavant. Je suis devenue à cause du foot une fière Montréalaise à temps partiel, m'exilant de mon coin de pays pour jouer à la citadine pendant les week-ends de mars à décembre quand tout baigne, ou jusqu'à octobre, en année de disette. J'aime follement le soccer de fin d'année au Big O [1] et ses foules endiablées inégalables. Aussi, cette année, j'ai osé acheter un billet de saison et devenir membre, même si j'habite à des lunes du stade Saputo, même si je n'ai pas de réel pied à terre à Montréal et même si je ne conduis pas. Un monstrueuse bubulle au cerveau probablement, mais j'ai dis ouiiiiiii je le veux, comme à une demande en mariage impromptue, et sans avoir calculé honnêtement si j'avais les moyens de mes ambitions. Voulant vivre cette ivresse sportive de toutes les pores de ma peau, y être physiquement, en faire partie, j'ai pris les grands moyens.
Je me suis entichée pour la toute première fois de soccer en 1994 lors de la coupe du Monde, jouée aux États-Unis. J'avais douze ans à peine et je crois que j'étais un peu trop impressionnée par les grandes oreilles de Taffarel, ça et son sang froid de vipère. J'avais suivi l'épopée du Brésil jusqu'à la finale du tournoi sans trop comprendre les règles de ce jeu qu'on appelait foot, mais ce que je voyais me parlait comme si au fond de moi, illuminée, je savais déjà tout, et ce dramatique penalty manqué par Roberto Baggio, contre toutes attentes, avait provoqué juste ce qu'il fallait de frissons chez moi pour allumer une flammèche, alors là naissante, mais déjà fort ardue à éteindre. Il fut vrai qu'à partir de ce jour de festivités brasileiras endiablées, j'ai suivi le foot international parfois assidument, parfois d'une seule oreille, tout en apprenant un à un ses règlements un peu maudits, quelquefois tordus et souvent invendables aux yeux de la néophyte que j'incarnais, mais avec cette passion grandissante et intarissable de la parfaite tifosa [2]. Cet engouement était bercé par la multitude de joueurs spectaculaires qui se dévoilaient à moi avec les années qui passaient et je m'entichais de certains d'entre eux pour toutes les bonnes et exécrables raisons de l'univers (celui d'une jeune femme en fleur en train de se bâtir sa propre vision du monde en découvrant le dribble... et les abdos). À dix-sept ans, installée au Mexique pour l'année par soif d'aventure et de défis, j'avais plongé dans la tumultueuse rivalité Chivas-América, mon premier contact réel avec l'effervescence liée à ce sport en Amérique latine. J'avais même eu le privilège de fouler le mythique stade Aztèque de la capitale nationale, un endroit franchement déroutant et unique en son genre. Je n'avais jamais rien vu de tel au Québec.
Avec les années, je me suis choisi une panacée d'idoles, tous plus variés les uns des autres; Luis Figo et ses frappes percutantes, Michael Ballack le petit empereur, Zizou (pas besoin de l'appeler par son nom, lui), Beckham alias le beau gosse, Samuel le lion Eto'o, Yaya Touré (Yayayayaya-yaaaa), Frank Scarface Ribéry, The Zlatan, MON Arda(aaa) Turan et Didier Drogba le légendaire, qui en 2012, lorsque j'étais clouée à la maison en plein burn-out, me transmit l'envie de sortir de mon lit le matin pour suivre les péripéties de Chelsea jusqu'à la grande finale de la Ligue des Champions, comme un remède miracle à tous mes maux. Une fois la grande finale gagnée contre Munich, j'avais retrouvé l'énergie nécessaire pour retourner bosser. Le football et Didier m'avaient permis de tenir, de m'accrocher à un moment magique et transcendant pour du coup me sortir d'un marasme qui me semblait aussi profond que le lac Baïkal. À chaque fois que je l'ai croisé à Montréal, depuis, j'ai souhaité le lui avouer à brûle pourpoint, reconnaissante, mais sans ne jamais oser le faire. C'est fou comme l'écriture permet de laisser couler plus aisément la confidence.
Quelques voyages m'ont aussi amené à découvrir différentes ligues et par le fait même forger ma culture foot personnelle via diverses expériences. Mes nombreuses escapades en Turquie, par exemple, ont éveillé en moi un intérêt marqué pour leur ligue, la Süperlig, et mon cœur de tifosa a finalement jeté son dévolu sur l'équipe de Muslera et de Selçuk Inan, le Galatasaray, comme équipe chouchou, au grand dam de mon ami Alper, un vrai Beşiktaşlı [3] ne jurant que par le Kara Kartal [4]. C'est toujours en Turquie que j'ai remarqué un certain Atiba Hutchinson, joueur canadien de grand talent exilé à l'étranger pour qui je craque (pour son talent, je précise tsé) et que j'aimerais vraiment, mais alors là vraiment vraiment vraiiiiiiiiiiment voir avec l'Impact un de ces quatre. Aussi, en septembre 2015, grâce à mon mythologique sens du timing, j'ai eu l'immense chance de mettre la main sur la toute dernière paire de billets en vente pour assister à la qualification de l'Islande pour l'Euro 2016, une qualification des plus inespérées et franchement grisante, se soldant par un match nul contre le Kazakhstan disputé dans le réputé froid scandinave, froid atténué par une Reykjavik en liesse, joyeuse et fêtarde. J'avais scandé des Áfram ísland [5] dans mon meilleur islandais et marché avec leurs groupes de supporteurs jusqu'au minuscule stade Laugardalsvöllur, comme une vraie de vraie.
Pour en revenir à l'Impact, il faut dire que lorsque je suis à Montréal pour assister à un match, c'est toujours avec cette joie indescriptible dans le cœur, cette frénésie palpable, une forme de légèreté aérienne et seulement comprise par d'autres fans du même sport. On prépare un fourre-tout en conséquence, y jetant un poncho bleu en «plastoche» pour faire un pied de nez à l'imprévisible pluie, une paire de gants, et dans mon cas, ma casquette GFY (elle me sied à ravir), un gloss et du mascara (parce que), de l'argent en espèces et mon billet. Puis, il suffit d'enfiler un maillot à l'effigie de notre vedette de l'heure, de Lolo [6], de Nacho [7], et de sauter dans un wagon de métro vers Viau pour que l'expérience commence. Entre fans, on se reconnaît. On partage les mêmes couleurs, les mêmes chants et les espoirs d'un championnat prochain. On jase allégrement sur les réseaux sociaux à toute heure du jour pour commenter les rumeurs du mercato hivernal, la performance d'un tel, la rivalité avec les bouffons du Toronto FC. On ressemble à une petite famille reconstituée, à l'instar de la culture foot montréalaise et même québécoise; bien des gens se déplaçant maintenant de partout pour un simple match ou une saison entière, de Gatineau, de Sherbrooke, de Québec, de Rivière-du-Loup. Ça sent la ferveur à plein nez avant une partie, ça et le maïs soufflé, et il fait bon d'arriver au stade au plus tard pour l'ouverture des portes, car les rituels d'avant-match font partie intégrante de l'expérience foot globale. En faisant la file pour entrer, on jase avec l'inconnu en ligne devant nous du XI partant probable, de la blessure d'un tel, de notre lacune majeure, ou on va faire la java avec la section 127 qui, immanquablement, organise un tailgate de la mort dans le stationnement. C'est festif, c'est plaisant, on adore la 127. Puis, les portes ouvrent et on se rue sur les franchises pour acheter une bonne broue mousseuse à un prix exorbitant, un chien-chaud géant ketchup ou une barbe à papa bien collante, et on participe au moitié-moitié, pour la forme, en sachant qu'on ne gagnera pas, mais juste au cas où, vous savez.
Arrivent ensuite les amis, un à un, fébriles comme tout. La communauté soccer, cette même population hétéroclite que l'on retrouve entre autre sur la toile, se pointe à l'événement, mobilisée comme d'habitude avec une passion et un engagement insatiable. On se texte, on se donne rendez-vous près de la section cent quatorze où l'on en profite pour saluer quelques figures connues du 1642, un groupe de partisans mobilisés, et aller voir la belle grosse cloche dont ils sont les gardiens investis, cloche qui résonne à chaque but, un rituel maintenant reconnu partout dans la ligue. Certains bougres arrivent plutôt avec les Ultras, qui marchent comme à l'habitude tous ensemble vers le stade avant les parties. Ces Ultras, les plus inconditionnels partisans qui soient, émanent d'une fierté inébranlable pour l'Impact. Qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, que le club soit premier ou dernier, que l'entraîneur soit adulé ou détesté, ce regroupement de maniaques de soccer est toujours au rendez-vous, s'égosillant du début à la fin à chanter le foot de mille et une manières et modelant du fait même cette transcendante ambiance de guerrier qui m'avait tant impressionnée à ma toute première visite dans l'antre du bleu-blanc-noir. Eux ont compris qu'on ne doit jamais rater sa première impression! Les copains se regroupent donc tous au point de ralliement, peut importe leur affiliation, on se serre la pince, on attend impatiemment que l'alignement partant soit publié et ainsi pouvoir le commenter tout feu tout flamme, confronter nos divergences d'opinion et soupirer un bon coup avant que chacun ne se dirige vers sa section pour regarder le réchauffement en fredonnant «Coller la petite [8]» et «Sapés comme jamais [9]» qui jouent à tue-tête pour faire plaisir à la faction africaine de l'équipe, une équipe ressemblant drôlement à ses fans: multiculturelle, polyglotte et colorée. Car nous, les tifosi, sommes de toutes origines, de tous les groupes ethniques: Il y a des Chinois, qui arrivent en gang et chassent le Pokémon dans les allées, des Latinos passionnés et fougueux, des Haïtiens et des Africains qui dictent le rythme, des Français, des Gringos, des Magrébins, des Italianos qui gesticulent et parlent fort, et des comme moi (je n'ose plus dire des pures laines depuis que c'est controversé, mais bon, disons des Blancs francophones). Le foot, ça rassemble au max, c'est unificateur comme aucun sport ne peut l'être, c'est anti-frontières et pro diversité. Peu importe notre provenance, notre origine, notre orientation sexuelle, on parle un seul et même langage, celui du hors-jeu, du coup franc et de la surface de réparation et peu importe nos couleurs de jersey, on a tous les deux mêmes ennemis communs: les maudits arbitres qui n'appellent pas les mains et le foutu gazon synthétique qui brise les genoux de nos joueurs fétiches. Je vous en parle et j'ai la rage.
Tout dépendamment de l'adversaire, notre état d'esprit est changeant. Si on affronte le TFC, la défaite n'est pas une option. Ce n'est jamais une option, en vérité, mais ça l'est encore moins quand c'est notre plus grand rival qui se pointe chez nous pour nous mordre. TFC et leur équipe boostée. TFC et leurs millions. TFC et Kurt [10], leur chroniqueur un peu agace-pissette se délectant de darder goulument les partisans de Montréal, qui eux, le lui rendent probablement au centuple à tout coup. Si on reçoit Kei Kamara, c'est une autre histoire. Kei, c'est un chouchou. Il a beau scandaliser par moment, nager dans la controverse comme un betta dans son aquarium, être contre nous sur le terrain et nous en foutre plein le but à chaque rencontre, dans nos cœurs d'amateurs de foot en délire, on le veut ici, chez nous, parmi nous, portant nos couleurs. On rêve secrètement d'une signature spectaculaire de Kei à l'Impact, en sachant fort bien que ça n'arrivera pas. Il a beau nous détruire à chaque confrontation, Kei, on lui pardonne tout et on lui envoie des cœurs faits avec les doigts. Si c'est Los Angeles qui nous visite, nous sommes ambivalents. On passe de l'extase de voir toutes ces vedettes californiennes bien bronzées à l'action à l'envie irréfutable de leur botter le derrière (sans les pompes à crampons, tout de même. On se garde une toute petite gêne, là. Quoi que...).
L'émotion reste palpable quand les joueurs font leur entrée sur le terrain. On brandit nos écharpes au ciel, tout le stadeeeeeee est fébrile, et au coup de sifflet, on est quitte pour quatre-vingt-dix minutes d'arrachage de cheveux, de chants, d'égosillement et de célébrations extrêmes à coup de drapeaux et de fumigènes (non, je n'ai pas écrit ce mot. Chut). On retient notre souffle à en virer au bleu lorsqu'un milieu offensif adverse se fraie un timide sentier entre nos deux piliers de défense centrale. Le gardien se sublime en un parade digne de l'arrêt de la semaine pour nous extirper l'épine du pied. Fiou! Mon cœur veut sortir de mon pauvre corps! Je me dis que je dois être masochiste pour m'être entichée d'un tel sport, un sport pour lequel on doit perpétuellement gérer la trotteuse de l'horloge, les trois maigres changements autorisés à l'alignement en cours de match, le risque de cartons nous pendant au nez comme un filet de morve, les ligaments croisés antérieurs droits un peu trop fragiles et les multiples bévues d'arbitrage de la mort qui tue. Aussi, l'émotion est quadruplée du simple fait indiscutable que ce club m'appartient. Vous ne le saviez pas encore? Ce club est à moi. Je suis non seulement numéro douze, mais je fais de plus de la gestion d'estrade, je suis recruteuse à l'international (Amenez-moi Gignac [11]!), porteuse d'eau, gardienne de but et préposée aux lignes (Non! C'était mon remplaçant qui avait raté celles du Stade Olympique contre Toronto en novembre. Gardez vos remarques moqueuses pour d'autres occasions!). Farce à part, les supporteurs les plus die hard ont véritablement l'impression de faire partie de l'équipe, au sens littéral. C'est un sentiment d'appartenance à part entière qui éveille en nous fierté, joie démesurée, résignation occasionnelle et colère furibonde, mais jamais au grand jamais de désintérêt. MON club me fait vibrer au rythme des saisons qui passent, au gré de ses phases de jeu arrêtées, de ses victoires à l'étranger et de ses joueurs désignés. «Le but, son dixième de la saison, marqué sans aide par le numéro dix Naaachooo Piaaattiii! Naaachooo Piaaattiii!» C'est ainsi à chaque fois, immanquablement.
Ah! Qu'il est agréable de sortir du stade en sifflotant après une victoire! Bon, je siffle archi faux, mais cette sensation d'allégresse reste tout de même indescriptible. La vie est douce. Le foot rend follement heureux. Il est pratiqué partout sur la Terre et dans une multitude de circonstances hors du commun: sur un terrain en terre battue avec une pelote constituée de papier chiffonné dans les endroits les plus reculés d'Afrique, dans une petit espace nettoyé d'une Alep ruinée par la guerre avec les potes du quartier, sur la pelouse synthétique d'un stade de Vancouver, à Central Park, sur le sable mouillé d'une grande plage brésilienne... Toute cette gamme de joueurs éclectiques a ce fulgurant amour du sport en dénominateur commun, un besoin de bouger, de s'activer, de vivre. Qui sait s'ils ne seront pas tous réunis dans dix ans dans l'antre d'un stade célèbre, au Allianz Arena, à Old Trafford, au Parc des Princes, au Maracana. Voilà tout ce que j'aime de la culture foot: son universalité, son intemporalité, sa capacité à unir une planète entière, malgré toutes nos disparités, nos différences, nos imperfections, nos idéologies. Qu'on soit à Accra ou à Houston, à Manchester ou à Shanghai, au Caire ou à Montréal, le soccer est une fête où nous sommes tous des invités de choix. Si vous n'êtes pas encore un initié et que vous nagez dans le scepticisme, je vous mets au défi de vous lancer tête première dans l'aventure, le temps d'une seule saison. Achetez-vous une écharpe et devenez un tifoso. Le mot vous va à ravir, déjà, comme une deuxième peau, un jeans fait sur mesure. Ça vous donne un petit air exotique quand vous le prononcez avec un faux accent de Rital devant vos copains: «Man, je suis un tifoso, moi!» Vous serez vite conquis et convertis, instantanément amoureux, rapidement accro. Et on se retrouvera assurément au stade pour scander en harmonie un enjoué "ALLEZ, ALLEZ... ALLEZ, ALLEZ, ALLEZ... MONTRÉAL... MONTRÉAL... MONTRÉAL, ALLEZ, ALLEZ."
[1] Stade Olympique de Montréal
[2] Tifosa = féminin de tifoso, (pluriel, tifosi), nom italien signifiant un supporteur d'une équipe sportive.
[3] Beşiktaşlı = nom turc donné aux partisans du club Beşiktaş.
[4] Kara Kartal = «aigle noir» en turc, surnom donné à l'équipe de Beşiktaş.
[5] Áfram ísland = «Allez l'Islande», en Islandais, slogan scandé par les partisans de l'équipe nationale de soccer islandaise.
[6] Laurent Ciman, joueur d'origine belge.
[7] Ignacio Piatti, joueur d'orgine argentine.
[8] Coller la petite, chanson de Franko.
[9] Sapés comme jamais, chanson de Maître Gims.
[10] Kurt Larson, chroniqueur torontois.
[11] André-Pierre Gignac, joueur d'origine française.
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