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Prendre le thé à Istanbul


«Si je n’avais qu’un seul regard à poser sur le monde, ce serait sur Istanbul.» (Alphonse de Lamartine)

Chaque fois que je foule le sol d'Istanbul, je suis persuadée que je suis sur le point de faire un infarctus. Autant que cela. Dès que je passe la douane et que je m'enfonce dans la ville, j'admire sa beauté intemporelle, je la trouve tout de même un peu glandeuse, avachie sur deux continents comme une sultane, et mon organe vital se met soudain à palpiter comme un déchaîné, boom boom, il s'emballe et fait quelques embardées tel un chauffeur amateur au volant d'une Lamborghini, et déploie ses ailes des grandes occasions. Aussitôt que j'arrive en ville, ça y est: Je suis cuite. Je ne dors plus. Mon sommeil s'évapore en buée, et je suis d'emblée hypnotisée par la mélodie permanente de la cité, ses muezzins, ses klaxons et sa musicalité implicite. Il y a aussi (et surtout) l'envoûtement un brin maléfique du thé, qui me vole la moindre envie de roupiller. Mon sommeil est carrément kidnappé par le maudit thé noir! Tout est la faute du thé, véritable ambroisie des temps modernes qui a le dos plus large qu'un joueur de football américain portant son équipement lourdaud. On passe son temps à m'en servir, jour après jour, verre après verre, lieu après lieu. Les verres, véritables artéfacts, sont en forme de tulipe, la fleur nationale, et ils fascinent de par leurs mille et unes couleurs. On peut les lever à hauteur de bout de nez et tenter d'observer le monde environnant en transperçant leurs parois translucides toutes en courbes de nos yeux inquisiteurs.

Le verre à thé ressemble à une belle femme bien voluptueuse, mais délicate et frêle à la fois. Il est d'une générosité telle que je me demande souvent si j'en préfère le contenant ou le contenu aromatique, le signifiant ou le signifié. Istanbul est un verre thé, parfois à moitié vide, parfois à moitié plein. Elle contient toutes les saveurs de l'existence, l'amertume d'un destin qui malgré sa grandeur historique fût souvent âpre, la douceur de ses printemps ensoleillés, la chaleur de ses gens fougueux. En cette contrée, le thé ne fait point simplement partie du quotidien, il est le quotidien, véritable mise en abyme de la vie stambouliote, une vie aquatique, presque liquide, menée par le doux clapotis de la mer de Marmara, les lubriques vagues du Bosphore en délire et les généreuses gorgées de çay [1] brûlant. Les Turcs, qui en boivent toute la journée, sont passés maîtres dans l'art du lever du la tulipe. Ça ne coûte presque rien, et le divin breuvage s'avère par moment un signe d'hospitalité, un incitatif au commerce, ou encore un calumet de la paix digne du nom. On offre souvent le thé aux étrangers comme moi, aux yabancılar [2] et ce gratuitement, mais attention!, pas toujours pour le simple amour de nos beaux yeux azurite.


Primo, quand j'accepte un verre de thé fumant offert par un commerçant, je plonge tête première dans une trêve temporaire liée à une négociation souvent endiablée. Cette ingénieuse tactique est mise en œuvre pour mousser les tractations des deux côtés. Il arrive souvent au moment chaud, juste à point, avant que les impasses ne s'apparentent à des fosses presque infranchissables, lorsque le meilleur prix offert fait encore hésiter, que je ne suis pas certaine de mon choix inné, que je suis sur le point d'exploser comme du pop-corn. Ça me fait patienter un brin dans la caverne d'Alibaba avant de conclure, le temps de siroter un bon coup. J'en profite pour errer dans les allées, je tâte la marchandise, j'observe, j'analyse, je me découvre de nouveaux coups de cœur qui m'arrachent les pupilles de manière impromptue, je tressaille. Je décide tout à coup d'acheter plus que prévu, «j'élasticise» mon budget le temps d'un instant magique, j'hypothèque le reste de mes vacances moyen-orientales, j'ai soudainement besoin d'une deuxième valise. Le commerçant sourit, car il sait tout. Il connait cet éclat d'illumination qui rend mon teint clair, ce piaffement frénétique de mon pied droit. Lui, de son côté, réfléchit à ma dernière offre, et accepte en bon joueur de baisser son «ultime» prix. Autant pour un parti que pour l'autre, on appelle cela un thé lucratif et efficace. Ou le thé de la ruine, c'est selon.


Deuxio, quand un restaurateur m'offre le thé même si je ne mange pas, ce n'est pas seulement pour être un bon monsieur gentil. C'est excellent pour la visibilité, pour amener de l'achalandage, sa terrasse semble remplie, même si ce n'est que de «buvoteurs» de thé en herbe. Pendant que je déguste mon thé tout en engouffrant quelques loukoums offerts par la maison, ça donne au passants l'impression que la petite gargote fonctionne à plein régime, que c'est the place à fréquenter, même dans les heures mortes. Les gens se disent: «Ça doit être bon, puisque c'est bondé.» On m'utilise tout bonnement comme outil marketing, les amis, mais qu'à cela ne tienne, le thé gratuit est si délicieux et d'autant plus plaisant que je suis heureuse de participer au stratagème, surtout après tous les achats faits au point un, qui m'ont ruiné. Les restaurateurs me gavent de thé, à chaque fois j'en bois au moins trois tulipes pleine, que je bourre de sucre... Le thé est si fort qu'à une heure du matin, recroquevillée dans mon lit douillet dans ce petit hôtel-boutique de Sirkeci que j'aime particulièrement, j'ai l'impression que c'est ma dernière nuit à vie en ce bas monde tellement j'ai des palpitations. Constat d'une journée de congé typique au cœur de la sublime Constantinople: Aujourd'hui, j'ai bu du thé. J'ai aussi fait un brin de magasinage, mais j'ai principalement bu du thé.


Ça commence tôt le matin et c'est toujours la même routine. J'attrape un simit [3] et un thé brûlant au passage, que je tente d'avaler sans m'ébouillanter le gosier tout en étant engloutie par la foule du tramway. Je me rends à Eminönü, au Bazar égyptien, on m'y gave de thé à la pomme dans une échoppe de confiseries turques. Un vrai thé à la pomme. Pas un tourist çay [4] sucré et synthétique qui goûte le jus de pomme chaud en fontaine. No way! Ici, le précieux liquide est infusé avec de gros morceaux de pommes séchées, de l'anis étoilée, des bâtons de cannelle et ça sent bon le Moyen-Orient. Quelques heures plus tard, je me délecte d'une crêpe aux bananes dans un resto de Taksim, et le petit serveur, comme un démon sorti des limbes, me sert deux autres satanés verres de thé pour accompagner la délectable galette. Puis je bois un thé dans une librairie pendant que j'achète «Le Petit Prince» en version turque pour garnir ma collection de ce titre. En revenant à l'hôtel, le jeunot de la réception m'offre le thé et en profite pour piquer une jasette, comme hier d'ailleurs, juste parce qu'il m'a pris en affection. Il se plait beaucoup à m'entendre raconter mes journées imprégnées de théine, ça le fait rire aux éclats. Plus je me plains de l'addiction que je suis en train de développer, plus il me reverse de ce sacré nectar du théier. Après, comme j'ai envie de kebabs style Adana, je vais diner chez Mustafa, qui fait probablement le thé le plus fort de la ville. J'en bois tout de même quatre verres sans broncher et, lorsqu'il dépose le cinquième devant mon visage ébahi, il ne me demande même pas si j'en veux d'autre. Il me dit juste sur un ton autoritaire: «Tu ne peux pas me le refuser». Alors je bois son satané thé, en pensant que j'ai la patate qui bat à cent à l'heure les yeux ronds comme des pièces de monnaie et les paupières sauteuses. Ensuite, je décide de me taper une petite marche dans le quartier, histoire de faire passer tout cela et là, soudain, je me fais accrocher dans la rue par un mec à l'air sympa qui me pointe un resto italien presque vide, m'offrant un autre putain de verre. Le serveur blablate que ça attire la clientèle, que ce n'est pas une bonne journée, que je lui ferais une faveur. Et moi, de lui répondre que je n'en peux plus et que j'ai trop bu de thé. Alors, il me rétorque: «Une bière, ça fait pareil». Donc je cale une bière gratos, tout ça pour lui jaser de mon existence pendant tente minutes sur la terrasse, typique échange de bons procédés. Lui me raconte qu'il a une copine à Kars, une ville de l'est, mais que la jouvencelle est encore aux études et était vouée à gagner bien plus cher que lui dans quelque temps. Puis, je bois une autre gorgée et le leurre se met à fonctionner impeccablement: Des Japonais viennent s'installer tout près quelques instants plus tard et je repars vers l'hôtel avec une furieuse envie de pipi et le sentiment du devoir accompli.

Et me voici de retour dans ma chambre exigüe, fébrile comme tout et convaincue que la vie est franchement plus belle quand on a du thé noir qui coule dans les veines. Je suis surprennament prête à recommencer dès le lendemain, inlassablement, à me turquiser un peu, et ainsi adopter la feuille de thé comme emblème indéfectible du bien vivre, quitte à trembloter jusqu'à la fin de mes jours. Afiyet olsun [5]!




[1] thé, en turc


[2] étrangers, en turc


[3] pain turc de forme torsadée


[4] Thé préparé pour les touristes, très artificiel.


[5] Bon appétit, en turc. Dit pour la nourriture et les breuvages.


| par La vie est un piment

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