«Chaque journée est un élan qui traverse l’histoire.» - Wilderness (Jim Morrison)
Lundi matin, 9h34. Une réunion s'éternise, ça bourdonne autour de la ruche qu'est mon bureau (biz biz biz), une migraine s'installe encore le fessier sur le moelleux sofa de mon lobe frontal, bien pénarde la salope, avec la claire intention d'y passer plusieurs heures. J'ai bougrement besoin de vacances, l'évidence!
Il faut avouer que la doucereuse idée de s'éclipser au loin pour de vraies vacances, méritées ou pas, est déjà en soi considérablement pétillante, de par ses promesses indissociables au concept de paradis, qui bien que farfelu à souhait, réussit toujours à nous jeter de la poudre aux yeux. Que l'on se tape une micro semaine playa à se faire griller le popotin à l'huile de carotte comme un thon sur le charcoal, que l'on décide de se payer «the montagne de la mort qui tue» pour exhiber ses mollets d'athlète chevronné et profiter de jours plus ensoleillés qu'à la maison, que l'on voyage à sac à dos (remplis de talons hauts dans mon cas, je plaide coupable) ou en première classe (champaaagne!), les vacances parfaites n'existent pas et celui qui le prétend vous ment comme un arracheur de dents, le vilain! Je sais que vous ne souhaitez point que j'éclate votre bu-bulle de rêve doux et cotonné, mais Pouf!, il faut qu'il pète une fois pour toutes, ce gros bouton d'acné gorgé de pus. Voyager, c'est comme le reste, truffé de temps morts, d'embrouilles, de quiproquos, de moments d'attente interminable, d'errance désespérée, de pilotage automatique, de maladies et bobos de tous acabits, d'engueulades et de bouderies enfantines. Il y a des intervalles qui bardent, on a parfois l'impression d'être en zone de guerre et d'anodins détails de la vie peuvent tout à coup incarner le miracle de l'aveugle qui voit. Mais à entendre parler votre collègue ou votre voisin, naaaaah!, l'escapade est toujours nette, exagérément impeccable, suintant de cette mystique perfection dont vous n'avez encore même jamais vu l'ombre. Si on dit que les emmerdes, ça arrive, et bien on penserait aussi que c'est vous qu'elles traquent, rien que vous. Mais voyager, tenez-vous le pour dit, c'est tout de même une manière fort plaisante d'accumuler un monticule d'anecdotes sur toutes les catas fantasmagoriques possibles, dont on parlera hyperboliquement dans le futur comme de bonnes vieilles cicatrices aux histoires abracadabrantes.
En typique bourlingueuse un peu fofolle, ça m'arrive tout le temps, la fameuse mauvaise journée. Pas moyen d'y échapper. Ayant parcouru le monde à la bonne franquette, parfois avec les moyens du bord, il s'est avéré évident qu'à chaque fois, cette mauvaise journée me guettait, m'attendait patiemment pour me faire royalement C-H-I-E-R au détour et ainsi jouer comme une sale garce avec mes nerfs. Elle a été ma plus fidèle amie aventurière, envers et contre moi. Mais il va de soi que chaque mauvaise journée à m'arracher les cheveux comme une hystérique me fait savourer mille fois plus les exceptionnelles. Une précision s'impose ici: des mauvaises journées en voyage, ça fait un mal fou, hell yeah, parce que ça peut toucher différentes zones de sensibilité: votre corps, votre portefeuille, votre âme, votre égo. Qu'on soit un routard un brin déjanté ou un voyageur plus traditionnel, on peut tous verdir (il est où le bol de toilette?), pâlir, rougir comme un homard, se découvrir soudainement une multitude de bobos weirdo un tantinet inquiétants, on peut vivre des vols dignes des limbes sataniques et expérimenter les aléas d'aéroports un peu miteux, on peut être le seul responsable de ses propres malheurs (syndrome du "Où avais-je la tête?"), avoir couru à la vitesse de la lumière après le gros trouble sale par manque de jugement, se perdre en traduction dans les méandres d'étranges langues étrangères aux sonorités exotiques et ne comprendre que dalle, ou comprendre merveilleusement bien sans être tout bonnement compris par l'interlocuteur complètement dépassé par votre accent de bouledogue anglais dans la langue de Shakespeare, on peut tous avoir à affronter un climat de merde, autant du point de vue politique que météorologique.
C'est comme en 2010, à Corfou, avec ma sœurette. C'était une journée plus que pluvieuse; les chutes du Niagara pissaient littéralement sur Kerkyra, et quelle vessie! Devoir faire face au déluge quand on n'avait que deux misérables jours de plage de prévus sur un harassant périple de trois semaines à sac à dos, deux petites journées de rien du tout, une peccadille, une peanut, voilà là une sacrée mauvaise journée. Adieu bikini et aloès vera! Un moment PLUIE remplaçait un moment PLAGE (un P c'est un P, quoi!) et nous faisait une grimace arrogante. Ce n'était point la mer à boire, forcément, mais oh!, on ne parlait pas d'une pluie fi-fine qui s'atténuait après un couple d'heures, le temps d'engouffrer quelques loukoumades (si seulement ça avait été cela, misère!). Nooooooon! Pas de bol! Il fallait qu'on se cogne à une pluie diluvienne, un microclimat à boire debout. L'eau s'accumulait dans les auvents des boutiques jusqu'à les fendre sans foi ni loi, laissant se déverser sur le coco de quelques impétueux touristes français un torrent d'eau glaciale qui se frayait aisément un chemin jusqu'au caleçon. (Leur mauvaise journée devenait bien pire que la nôtre, du coup!). La veille, on avait bien effleuré du bout de la pédicure le plaisir des plages de Paleokrastitka, mais un clou dans un pneu de notre Chevrolet Athos nous avait causé quelques rides prématurées, et avait raccourci notre escapade «baignade et bronzage». C'est ça, une mauvaise journée, avec l'humeur qui en découle, et l'impotence qui vient avec.
D'ailleurs, pourquoi cachons-nous au commun des mortels nos mauvaises journées? Comme si ça intéressait vraiment les gens d'entendre parler que Chiang Mai est divine, ou que la plage de Samaná est de toute beauté. À notre époque, on n'a plus besoin de quiconque pour en témoigner, compte tenu que le merveilleux monde des zinternettes vous dit tout en une paire de clics. Le visage de la Terre entière est exposé à nu sur la toile, et ce sans pudeur, dans sa splendeur comme sa décrépitude. L'escapade exotique est accessible de votre salon. C'est bien moins cher que l'avion, et en bonus vous vous épargniez les plateaux infects de bouffe d'aéronefs, ses œufs micro-ondes, ses brownies secs. Pas besoin non plus de faire la file pour expulser un petit pipi, pas besoin de dormir assis avec un marmot qui vous kick le dossier par intermittence pendant huit heures. Pas besoin de faire des efforts démentiels pour tenter de contrôler votre rage de l'air en déguisant votre visage d'un sourire feint.
À partir de quel moment peut-on officiellement déclarer notre journée merdique et en faire tout un plat de pasta all'amatriciana sans passer pour la Castafiore? C'est d'un relativisme évident. Dites-vous qu'il y aura toujours quelqu'un pour vous réprimander à-propos de votre négativisme démesuré, de votre sens bien unique de l'exagération, de votre mauvaise influence (Ô le drame!), pour rigoler de vos malheurs, les tourner en bourrique et écraser votre pseudo vantardise à montrer votre grand sens de la débrouillardise face à l'adversité. Qu'à cela ne tienne, vous avez le droit de vivre pleinement votre mauvaise journée, de la ventiler au maximum de l'échelle de Beaufort et de ruminer au visage de toute personne vous questionnant à propos de vos vacances si imparfaites. Si elle veut du violon et de l'orgue classique au lieu de votre cinéma et de son tralala, elle n'a qu'à se contenter de vos hordes de photos publiées sur Facebook pour ainsi assouvir sa curiosité trop sucrée. Vous ne devez jamais ravaler votre journée noire, car elle peut être indigeste et vous causer des troubles stomacaux un peu désagréables, et un colon irritable.
J'ai eu une très mauvaise journée quand en 1997, quelque part dans le désert de Sonora, j'ai fait une mémorable intoxication alimentaire lorsque le 42°C ambiant a fait tourné le chinois mexicano qu'on était allé chercher en take out, que je suis tombée malade dans la soirée en plein bal des finissants, et que ma famille d'accueil a cru que j'avais viré une sale cuite. J'ai fondu comme de la tartinade choco-noisette à 85 livres en deux semaines et demi, et j'ai vomi pendant trois mois après mon retour au bercail (ma mère s'en rappelle encore). Ça c'est une mauvaise journée qui coûte cher. La maladie... Déjà que c'est pas agréable à la maison; ça fait tellement galérer en voyage! Si tu n'as pas une trousse de survie garnie au max d'anti ceci et d'anti cela, tu dois apprendre à faire confiance aux pharmaciens locaux, qui ont souvent une vision bien plus ésotérique, voire chamanique que la nôtre de la médication.
J'ai eu une journée plus qu'ordinaire quand j'ai fait demi tour en pleine ascension du Mont Batur, en Indonésie, sentant que j'allais soudainement avoir une batterie de problèmes que je ne décrirai point ici et nécessitant au minimum une bécosse, et dont mon guide Andy venait de me confirmer l'inexistence sur ce volcan, même dénudé d'arbres pour s'extirper de la vue des marcheurs en cas de force majeure. On s'était levé bien avant l'aube pour atteindre le sommet avant le lever du soleil. Un adolescent baragouinant l'anglais s'était porté volontaire moyennant quelques roupies pour redescendre la pente déjà entamée depuis une bonne heure avec moi en me tenant par la main comme une fillette et me ramener à mon hôtel à motocyclette pendant que mon groupuscule de co-voyageurs continuait sa montée abrupte, et je me rappelle avoir pu observer le lever du soleil rose et orangé du bord de la route... pendant que le jeune pissait allégrement dans le vide de la falaise, m'enseignant du fait même une leçon simplissime sur la nature humaine: Peu importe la beauté du moment, ça ne vaudra jamais une envie d'uriner sa vie. Bref...
Mon partenaire, lui, a déjà eu une journée de merde fulgurante et ce, dans tous les sens du terme, après avoir abusé des buffets à la tiédeur douteuse d'un complexe hôtelier, et a eu, en conséquence, à se sauver d'un restaurant de Puerto Plata tellement il était verdâtre et sur le point d'expulser, me laissant seule comme une gardienne de phare à la table avec l'air d'une belle idiote dans ma robe de soirée neuve et mes coups de soleil écarlates. C'était d'un chic absolu. En parlant de coups de soleil, savez-vous qu'on doit se mettre de l'écran solaire sur le derrière, quand on fait du snorkelling? J'ai découvert cette vérité universelle un jour où j'ai enfilé palmes, masque et tuba pendant trois heures au parc Bali Barat pour traquer poissons clowns, hippocampes et barracudas... et que j'ai eu grand mal (oh oui! un mal de chien) à m'asseoir pendant la semaine qui suivit. Ouaip. C'est une très mauvaise journée quand autre chose que la beauté des fonds marins te laisse des traces indélébiles, surtout sur ton cul.
Mon conjoint a eu d'autres mauvaises journées qui par défaut sont devenues miennes. Il a entre autre été drogué à son insu à la scopolamine, un sérum de vérité, dans un bar à martinis de Lima, en buvant MON pisco sour dont je n'aimais pas la texture savonneuse (on comprend pourquoi). J'ai dû ramener mon mec à l'hôtel en le trainant littéralement vers un taxi, puis le monter sur mon dos dans l'escalier vers notre chambre. En allant dégobiller, il était si faible qu'il est tombé comme une épave sur le cuvette de la toilette, la fracassant, du coup (vous auriez adoré me voir me battre avec la valve de la chasse, pour que l'eau cesse de gicler partout), et au lendemain, on a donc dû gérer la crise et négocier le remboursement des travaux de réparation sans trop nous faire emberlificoter, ça et gérer l'annulation de la fameuse carte de crédit qu'on pensait s'être fait voler dans le feu de l'action, mais qui roupillait sagement dans le font d'un bagage. Ne riez pas; c'était pas jojo sur le coup et j'en suis restée traumatisée.
J'ai une grande expérience en vols manqués, vols annulés, vols terribles, connexions interminables dans des aéroports peu accueillants ou mal équipés. Si j'ajoutais ce point à mon curriculum vitae de voyageuse, je mettrais la mention spéciale «experte en gestion de crise aéroportuaire avec plusieurs années d'expérience», c'est peu dire. J'ai déjà vécu un vol d'enfer vers le Maroc pendant lequel tout est arrivé: j'ai été témoin d'une bagarre entre mon voisin de gauche et le gars d'en arrière à propos de l'inclinaison de son siège, un agent de bord s'est cassé un bras en trébuchant sur le sac à main d'une femme qui l'avait laissé traîner dans l'allée, ma voisine de droite a passé les cinq heures à prier en arabe en me pressant la cuisse à chaque turbulence, et comble de malheur, à cause d'un retard de deux heures au décollage, nous sommes arrivés trop à la dernière minute pour que je prenne ma connexion et je suis restée prise à Casablanca pendant un jour et demi, dans un hôtel miteux fourni par la compagnie aérienne où tout ce qui était inclus était infect.
Je suis aussi détentrice d'un diplôme en temps d'attente. J'ai déjà été à l'aéroport du Caire pendant 36 heures, car mon vol a été annulé, par une fois, pas deux fois mais bien cinq fois suite à cause d'une tempête de neige de 20 cm à Istanbul, ma destination finale. J'ai finalement volé en classe affaire (gracieuseté de la compagnie aérienne en guise de dédommagement) aux côtés d'un jeune homme d'affaires, un Soudanais copte, qui n'a cessé de me parler du fils de Ben Laden qui avait été son voisin (ben oui man, sentez ici l'ironie) et ce, pendant les deux heures de vol. Rien que cela. C'était tellement rassurant d'entendre parler d'un terroriste notoire qui a utilisé des avions comme arme de destruction massive, alors que j'étais moi-même en plein vol. Ça ne m'a pas donné la chienne du tout (mouais). J'ai aussi déjà passé des heures à tenter de trouver un endroit où acheter des produits d'hygiène féminin à l'aéroport de Beijing, où l'on passait son temps à me diriger à l'infirmerie. L'employée de garde ne comprenait pas un traitre mot de mon charabia et me tendait une boîte de pansements en roulant des yeux. J'ai finalement trouvé une bonne samaritaine à la porte d'embarquement d'un vol vers Hong Kong qui a compris mon désarroi de femme et m'a gentiment équipé pour les huit heures de connexion et les onze heures de vol.
Les délais imprévus dans les aéroports peuvent sembler éternels. Tranche de vie: J'ai déjà eu tout le temps du monde, lors d'un important (trèèèèèès important) retard de vol entre la Turquie et l'Égypte, de me lier d'amitié avec quatre étudiantes en dentisterie (une Thaïlandaise musulmane et trois Malaisiennes), un Nigérien importateur de médicaments et un Russe, cadre dans une compagnie fabriquant de la cannette d'alu, avec qui je suis encore en contact à ce jour tellement nous étions au diapason côté gamme d'émotions et que toute l'énergie dépensée nous a traumatisé à vie: désarroi, jurons, ingurgitation de bouffe confort, rage, galère... J'avais d'ailleurs manqué ma connexion vers le Sinaï et avait dû quêter un téléphone pour aviser mon amie égyptienne qui m'attendait à Sharm El Sheik.
Suite à une mauvaise planif (mon humble faute, j'avoue), je me suis déjà tapé le tour du Péloponnèse en autocar pour faire le simple segment de Sparte à Olympie, un truc de fou. On n'avait qu'un jour maigrelet à tuer avant de partir vers Patras. On m'a d'abord dirigé à Tripoli, puis on m'a fait changer de bus pour Corinthe... Puis de Corinthe à Pyrgos, et de Pyrgos à Olympie. Quatre bus et dix heures de route... sauf qu'il existe bel et bien un bus direct de Sparte à Olympie, une route de deux heures. Ça, on avait oublié de me le mentionner... ou je n'avais pas demandé, c'est selon. On s'est rendu pareil, de peine et de misère.
Oui, on en vit des affaires qui ne sont pas d'adon dans une existence, comme on dit chez nous dans le bas du fleuve. En me remémorant mes anecdotes, j'écris pourtant ces lignes en riant à gorge déployée. Avec le recul, l'idée de ces mauvaises journées me fait sourire de toutes mes dents. L'impuissance du moment s'est transformée avec le temps qui guérit tout en délicieuses histoires à raconter, belles grosses meringues craquantes que je sors les jours de fête sur un plateau doré pour le plus grand plaisir de mes hôtes. La clé de la véritable appréciation des voyages qui tournent moins bien, c'est en descendant dans les bas-fonds de la marre trouble qu'on la dégote, immanquablement, et elle ne prend son sens que lorsque l'on sort la tête de l'eau et que nos poumons se remplissent de nouveau comme des ballons multicolores de cet air pur, pur bonheur, pur vie.