«Je suis dans l'indécision comme d'autres sont dans les affaires.» (Pierre Daninos)
Admettons que j'ai un chum [1]. Appelons-le Paul pour les besoins de la cause courante. Vous vous direz, perplexe: «Mais girl, tu as déjà un mec et il ne s'appelle pas Paul.» Effectivement, mais disons que Paul et l'autre se ressemblent beaucoup physiquement, et qu'ils ont pleins de points en commun, ce serait logique que Paul soit mon amoureux dans une autre vie. Bref, Paul est mon chum. En fiction, bien sûr. Et Paul est un sacré indécis de la mort qui tue. On pourrait dire qu'il a sa certification d'indécis professionnel, spécialisé dans l'hésitation face aux banalités. J'exagère? Sûrement. Mais si peu, croyez-moi.
Qu'est-ce qu'un indécis certifié, premièrement? C'est cette personne qui tangue comme un pro entre le oui et le non, entre le «je prends» et le «je passe», entre le «je tourne» et le «j'achète une voyelle [2]». Ce spécimen analyse presque tout à outrance. Il le fait vraiment beaucoup trop. Paul est justement un de ces analytiques aguerris. Ça fait de lui un être très puissant mentalement, et si face à l'adversité il sait se revirer sur une pièce de monnaie, Paul, dans les généralités du quotidien, met ce réflexe au rancart pour sombrer dans l'enfer de l'hésitation, une drogue licite et un brin analgésique, et une espèce de plante envahissante, qui plus est. Face à un menu au restaurant, par exemple, il est toujours perplexe, un sourcil plus haut que l'autre, à se demander ce qui pourrait bien sustenter cet estomac braillard. Le serveur passe et repasse, lui laisse du temps plus qu'il ne lui en faut, répond à sa panoplie de questions saugrenues du genre: «Est-ce qu'il y a de la mayonnaise? Est-ce de la mayonnaise maison? Est-ce possible de l'avoir à part? Est-ce possible d'en mettre juste très peu, une fine couche?»... Tout ça pour finir par prendre la sempiternelle pizza habituelle (sans mayo, vous l'aurez deviné) banale comme tout, simplement parce qu'à force de trop avoir de choix, trop de questions viennent en tête et c'est bien moins fastidieux de les éviter en choisissant sa zone de confort... de comfort food, devrais-je dire... La routine, quoi! Alors Paul bouffe presque toujours la même chose au resto, lui qui est pourtant ouvert à goûter à un éventail bien garni de saveurs et de textures, dans le quotidien. Dans une aire de restauration rapide, c'est encore pire. Paul va errer comme une âme entre ciel et enfer parmi les kiosques, changeant souvent de file d'attente, hésitant entre l'asiatique et le moyen-oriental... et finira par choisir du bon canadien bien connu, de peur que les nouilles soient trop fades ou que la sauce ait trop de cannelle. Ne vous méprenez pas, Paul n'est ni simplet ni passif ni coincé. Il est juste compliqué, ce qui rend ses choix basiques.
Paul n'est pas le seul indécis sur Terre, il y en a à la tonne. Ils s'appellent Alfonso, Caroline, Patricia, Salomé, Christophe et tous les prénoms qui vous chantent. Certains d'entre eux errent comme des damnés dans les pharmacies, véritables zombies focalisant sur la mission de leur vie: Dégoter les «bonnes odeurs». On les voit donc sniffer allègement tous les déodorants de «dessous de bras» un à un, hésitant entre une nouveauté un brin exotique avec sa touche de cardamome, la marque en vogue qui semble attirer les femmes comme des mouches (du moins dans les publicités) et l'odeur traditionnelle de «p'tit sapin de char» ou de poudre pour bébé, lesquelles sentent un peu «le démodé», mais qui s'avèrent ô combien réconfortantes. Et je vous parie plusieurs balles que la tradition sera finalement respectée, après qu'un commis exaspéré l'ait avisé de cesser d'ouvrir tous les bouchons comme un obsédé. Notre indécis certifié attrapera gauchement la même marque qu'à l'habitude et s'en ira tout bonnement répéter son modus operandi dans le rayon de la parfumerie. On les voit (et on les sent) venir de loin, ces spécimens-là. Comme ils ont essayé tous les flacons, un nuage de patchouli, de lilas et de fraise des champs les précède, véritable cocktail d'odeurs à migraine ambulant. Ce sont ces mêmes rigolos qui quêtent abondement les échantillons comme s'ils valaient de l'or en barre. Je connais une «miss échantillons» qui s'en bourre la sacoche. Vous voulez de la soie dentaire? Elle en a. Vous désirez essayer ce nouveau parfum sexy à souhait? Elle en a. Vous avez besoin d'un tampon? Elle en a. Vous souhaitez des lingettes matifiantes pour équilibrer votre teint de pêche? Vous avez besoin d'une capote? Elle en a... de toutes les textures. Gâtez-vous dans l'allégresse, gracieuseté de «miss échantillons».
Il y a ceux qui ont le syndrome de la page blanche, qui peine à écrire leurs vœux de mariage ou leur statut Facebook... Il y en a d'autres qui changent sans cesse de domaine d'études, voulant être médecin, puis ébéniste, pour finalement réussir à terminer un cours en plomberie, en hygiène dentaire, en histoire de l'art ou en pilotage de brousse... et qui aboutissent à la caisse du dépanneur du coin, en attendant de se décider à aller porter des CV. Il y en a qui ne quittent jamais leur village de naissance, même si les habitants qui y restent on presque tous plus que cinquante-cinq ans et que les possibilités d'emplois y sont quasi nulles. Certains sont riches comme crésus mais endurent un propriétaire de logement assez malcommode, tout ça pour éviter de déménager dans une maison à eux, car on le sait, c'est barbant de faire des cartons. Il y a ceux qui mangent un sandwich au jambon à tous les midis, parce qu'ils ont peur de se fourvoyer en tentant cette recette de pâtes alla Gigi trouvée sur le net. Et si c'était trop épicé? Et si c'était trop gras? Et si on n'aimait pas cela? Il y a ceux qui hésitent à aimer quelqu'un du même sexe, de peur du jugement des autres, et qui ne feront jamais leur coming out, quitte à en souffrir secrètement. En fait, il y en a pour qui l'art de décider s'apparente au funambulisme. On déambule à pas de tortue sur une corde raide, zyeutant le précipice qui se déploie sous nos pieds incertains en pensant: «Et si j'étais en train de faire la pire gaffe de ma vie?». Certains reculent. D'autres avancent. Et les indécis, eux, restent en plein milieu de la corde tendue, déséquilibrés, déstabilisés, haletants et terrorisés. Parfois, ils se plantent là longtemps, pour une éternité de secondes à égrener. On a le temps de retourner le sablier plusieurs fois avant qu'ils se bougent le derrière de cette fâcheuse position un brin risible. Certains tombent même à force d'immobilisme, poussés par la petite brise qui s'est soudainement levée.
Puis, il y a ceux qui ont peine à choisir entre deux cardigans de couleurs similaires, l'un étant un tout petit ton plus pâle que l'autre. Ça se regarde dans le miroir de la cabine d'essayage sous tous les foutus angles les plus tordus, ça se rentre la bedaine de bière en pensant que le modèle tombera mieux si le bourrelet est inexistant... On achète celui qui est «bleu bleu», pas celui qui est bleu nuit, ou bleu songe, et on le regrette après coup. On finira pas retourner au magasin l'échanger une semaine plus tard, encore plus mélangé qu'un chien dans un jeu de quilles. Les indécis sont passés maîtres dans l'art de faire de sempiternels échanges. Tous les vendeurs les connaissent par leur prénom. Ces gens sont les mêmes qui voyagent deux fois par année dans le même complexe hôtelier, non pas par coup de foudre pour les lieux enchanteurs, mais bien par peur de tomber sur pire shack. À chaque fois, c'est la même rengaine: Ils appellent leur agent de voyage et leur déblatèrent une tirade, ils comparent les choix disponibles en regardant des photos sur le net et en lisant les commentaires de précédents voyageurs satisfaits ou non y ayant séjourné, mais finissent indubitablement par atterrir comme un hélicoptère sur le même bout de plage bondé à siroter le même cocktail sirupeux en zyeutant les mêmes géos se brasser le derrière sur la même musique assourdissante. Et choisirons certainement le même plan cul que la saison dernière. Pouet pouet pouet.
Il y a d'autres types d'indécis qui sont ma foi bien pires (hell yeah!) que ceux que j'ai décris précédemment. Il y a bien sûr ceux qui hésitent tellement avant de faire un achat important, qu'ils finissent par ne jamais le faire du tout. C'est un syndrome connu, celui du «tchou-tchou» (ou du train qu'on regarde passer tout bonnement en agitant son mouchoir en guise d'au revoir comme dans les vieux westerns, la larme à l'œil et ce, même si on avait l'argent nécessaire pour payer son passage et qu'on avait la flexibilité d'horaire pour sauter à pieds joints dans un wagon). Ainsi, la voiture tant convoitée ne trouvera jamais l'entrée pavée qui l'attend pourtant avec impatience à la maison depuis des lustres, et ce, malgré une kyrielle de visites au concessionnaire à essayer, tâter, reluquer, négocier, évaluer ledit véhicule de rêve. On hésite entre ce bleu électrique et ce gris charcoal, on doit y réfléchir un tantinet, on veut comparer de nouveau avec l'autre marque japonaise qui semble offrir une option de plus pour la même catégorie. Si vous préférez une image culinaire, c'est un peu comme si on voudrait bien la marque maison de beurre d'arachide, plus abordable, mais d'un autre côté, le beurre de peanuts avec les nounours est une valeur si sure qu'on ne se décide pas à s'en passer. À force de trop vaciller entre la droite et la gauche, on mange ses rôties nature (beurk) en se plaignant que ça goûte la fadeur et que ça manque de crémeux.
S'il n'existe pas d'échelle formelle de l'indécision (du moins que je connaisse), permettez-moi de vous en inventer une tout de suite, puisqu'on en parle. Le premier échelon que je choisirais serait celui de «l'individu torticolis». Si vous êtes à cet échelon, vous ne possédez pas encore votre certification d'indécis professionnel et on peut encore sauver votre âme d'indécis en herbe, mais vous avez probablement besoin d'un massage thérapeutique de la nuque et du cou pour ce faire, compte tenu du nombre de fois assez astronomique où vous avez tourné votre tête de droite à gauche et de gauche à droite, scrutant vos options dans les moindres détails, de l'ongle du gros orteil aux poils de cul frisés. Il nous arrive tous d'errer entre deux choix comme si notre vie était en jeu et qu'on se préparait à jouer all in. Si ça ne vous donne pas de torticolis, vous aurez au minimum la migraine à vous faire aller les méninges à cette intensité démentielle. Le stade suivant serait celui du valseur (tra-la-la-la-la, dring, dring, prout, prout...). Un valseur, ça fait des steppettes [1], de petits pas vers l'avant, vers l'arrière et sur les côtés, en carré, en faisant face à un ou une partenaire. Supposons que ledit partenaire est en fait un choix à faire. Le valseur le saisit fermement, comme il se doit, prend la position adéquate, mais commence à le promener maladroitement sans grand style tout en tentant de suivre un rythme décent sans lui piler sur les escarpins et lui écrabouiller les orteils. Le valseur sait ce qu'il veut, sait où il veut aller, mais prend une éternité à l'entériner. Il est capable de nous danser tout le répertoire de Johann Strauss II avant de nous pondre une décision. Mais il finira par décider, étonnement. Il y a donc aussi de l'espoir sur son cas.
Là où l'espoir commence à s'effriter comme du vieux stuc laid, c'est rendu au troisième échelon: Celui du spécialiste de la «lâcheté indécisionnelle». C'est ici que le vrai drame commence (avouez que vous aimez ça, le drame! On a tous une Castafiore en nous). Le «lâche indécisionnel», ce n'est pas celui qui s'abstient de décider, bien au contraire. Ça, pour décider, il s'active... mais pas seul. Il personnifie cet être si charismatique (toussotements) qui prend ses décisions d'impact en tirant une pièce à pile ou face pour camoufler son ignorance totale. «Le hasard fait si bien les choses, après tout», clame-t-il, presque convaincant. Il se gave de biscuits chinois, lit l'horoscope et consulte régulièrement sa voyante favorite pour guider son pas vers ce terrifiant inconnu. Il est aussi celui qui laisse sa tribu de marmots décider entre deux modèles de maison et «y va avec la famille». Pourquoi ne pas laisser des gamins de moins de douze ans décider de l'achat le plus important de sa vie et ainsi leur permettre de tenir entre leurs mains l'avenir de toute une famille? Tant qu'à être mollasson... Il aime de plus diriger des rencontres de bureau pour qu'une décision soit prise «en consensus» (donc qu'on décide pour lui). Bref, il aime touiller, mais pas trancher. Cette personne a toujours la bonne excuse d'être en couple avec une Germaine [4] ou un boss des bécosses, quand dans le fond il ne fait que sortir avec quelqu'un qui a l'odieux de tout choisir pour lui et s'en sert comme excuse fatidique. Le dernier stade, alors là, est pratiquement irrécupérable, vous vous doutez bien. Il s'agit du vélo stationnaire vivant. C'est cette personne qui pédale et pédale et pédaleeeeee sans jamais avancer d'un seul millimètre. Il est ce hamster qui fait un jogging actif dans sa roue, enfermé dans son propre cerveau à hyper-analyser comme un petit con chaque possibilité qu'il n'a même plus, faute d'avoir adhéré au changement comme un grand quand celui-ci cognait à sa porte. Il ne va même plus voter aux élections, car si choisir un candidat est pratiquement impensable pour lui, même l'idée d'annuler son vote est un choix difficile à faire. Vous connaissez tous un vélo stationnaire vivant. Ce sont ces gens qui ont toujours une bonne excuse pour ne pas participer aux activités que vous proposez, ils ne vont à aucun concert, ne voyagent pas, et vous lâchent à la dernière minute à force de douter de leurs capacités. Bref, ils sont ennuyants à crever, et dangereux en société.
Indécis certifié. Gradué avec mention honorable. Casse-couilles. Paul, Georges, John, Ringo et toutes les autres Lada [5] du choix de ce monde ont de quoi nous rendre un peu (très) barjot. Cependant, on doit avouer que certains dudes et dudettes, à l'opposé, ont la gâchette décisionnelle un peu rápida à notre goût et choisissent aussi vitement qu'une éjaculation précoce. Tassez-vous de là, ils arrivent sans crier gare et déplacent de l'air à leur passage comme les réacteurs d'un Jet. En ce sens, le décideur impulsif peut aussi se mordre les doigts jusqu'au sang et payer très cher son inclinaison un brin incontrôlable à faire vite en ménageant son cerveau au maximum. Trouver l'équilibre, ça peut sembler un cliché un brin ringard, mais les extrêmes, ça craint pas mal. Le risque de se brûler la main sur le rond de la cuisinière existe lorsqu'on évalue mal ou trop peu. Les choix ne devraient jamais s'imposer à nous, tenez-vous-le pour dit. Nous devrions au contraire nous imposer à eux, dans toute la splendeur de notre assurance comme de notre insécurité.
Mais comme ça prend de tout pour faire un monde, et que les utopies, c'est bien beau sur papier... Je vais conclure ici en promettant de continuer à conseiller Paul au meilleur de mes connaissances, en espérant qu'il tente les nouilles Soba dans leur bouillon de miso, la prochaine fois.
[1] copain, amoureux
[2] Expression tirée du jeu «La roue de la fortune».
[3] série de petits pas de danse
[4] une femme qui tranche
[5] marque de voiture russe, plutôt lente